Una strada lunga 2000 ani !

A l’arrivée de l’été 1968, j’ai dû choisir l’endroit où j’allais passer mes premières grandes vacances d’homme libre.

Le choix n’a pas été facile : j’aurais pu choisir n’importe lequel des pays du monde, moins les pays communistes. Mais les moyens limités et un peu de logique m’ont amené à choisir entre l’Espagne et l’Italie. Et, consultant les offres des Œuvres universitaires, j’ai décidé de partir à Rome. Pour ne pas faire les choses à moitié, j’ai pris carrément un séjour de 15 jours.

J’ai débarqué dans la capitale italienne après un long voyage de prés de 24h qui m’a permis de longer la côte, de Gènes jusqu’à Rome, et de commencer à découvrir le paysage maritime transalpin. C’est dans le train que j’ai remarqué avec étonnement que je comprenais assez bien la langue italienne. J’ai dû être Italien dans une vie antérieure !

A Rome, le petit hôtel choisi parmi les propositions des Œuvres universitaires se trouvait en plein centre de la ville.

En réalité, la « Pensione del Leoncino » était, comme souvent à Rome, un étage dans un immeuble occupé par des habitants de la ville et au rez-de-chaussée il y avait même des magasins, aussi bien d’alimentation que d’habillement.  Je  me souviens même d’un garage, au coin de la rue, qui provoquait l’ire des habitants en empêchant, avec des voitures stationnées n’importe comment, la circulation déjà difficile dans le quartier. Les marchands des quatre saisons avec leurs étalages  ambulants faisaient l’article de leurs denrées à grand coup de gueulantes. Et si les voisins étaient mécontents, ils poussaient leurs charrettes et recommençaient quelques mètres plus loin.

C’était donc une plongée sans intermédiaire dans la vraie vie romaine.

Plus que ça ! L’édifice où se trouvait ma pension étant un immeuble cossu avec plusieurs siècles d’existence, j’ai côtoyé tous les jours des personnes respectables, des avocats, des médecins et des notaires qui sortaient cravatés de derrière les lourdes portes en bois sculptées que je pouvais admirer sur les paliers de ce petit palais.

J’avais tout le temps pour les regarder en montant ou en descendant.

A l’époque, les superbes ascenseurs avec des portes en fer forgé des immeubles de luxe du centre-ville ne se mettaient en marche qu’une fois qu’on avait introduit une pièce de 100 lires dans une boîte métallique, prés des clôtures en accordéon de la cabine. Je ne sais pas comment faisaient les locataires permanents de  l’immeuble. Il me semble qu’ils disposaient de jetons récupérables. Mais, les étudiants de la pension, pour faire quelques petites économies, guettaient longuement l’arrivée d’un habitant  de l’immeuble. Nous n’avions pas découvert l’astuce de Toto, dans je ne sais quel film d’après-guerre, qui avait percé un trou dans la pièce métallique, l’avait attaché avec un bout de ficelle et la retirait en vitesse, une fois que l’ascenseur s’était mis en marche.

D’ailleurs, la chasse aux économies était un sport pratiqué quotidiennement.

Dans notre pension, il n’y avait qu’un seul appareil téléphonique, placé dans le couloir, prés de la porte d’entrée de l’appartement. Et, quand les locataires  appelaient, d’habitude en P.C.V., leurs familles, tout le monde pouvait profiter de la conversation. Dans toutes les langues de la terre ! Et, même si nous ne comprenions pas la langue de la communication, d’après les intonations de celui qui avait appelé, on devinait qu’il s’agissait  de rassurer la famille, d’une demande d’envoi urgent de fonds ou de régler une histoire d’amour. Alors, une bonne âme qui comprenait la langue de la conversation se faisait un devoir de nous préciser les points essentiels de la communication. Quant au propriétaire de la pension, souhaitant s’assurer du remboursement des frais d’appel, il avait accroché au dessus du téléphone un petit panneau joliment calligraphié qui disait :

« Sono amabile, sono cortese

Ma pagatemi le spese »*

La « Via del Leoncino », une toute petite rue avec à peine une vingtaine de numéros, se trouve en plein cœur de la capitale italienne et seulement une minuscule piazzetta, appelée « Largo Goldoni » la sépare de la « Via del Corso ». Le Corso est la principale artère de communication de la ville allant en ligne droite de la Piazza Venezia et le Forum à la Piazza del Popolo et au mur d’enceinte percé par le pape Alexandre III, en 1655, à l’occasion de la venue à Rome de la reine Christine de Suède, afin de créer un passage majeur, la Porta del Popolo.

J’ai découvert que tout au long du Corso s’alignaient des palais, des galeries commerciales, des cafés célèbres, des églises de différents cultes, des cinémas, des kiosques à journaux, des arrêts de bus, des restaurants à tous les prix… Et bien sûr, quelques uns des plus grands hôtels du pays, tout comme d’innombrables pensions et des « Bed and Breakfast ».

En 1968 et en 2016:Le paysage n’a pas changé ! Il y a que nous qui avons vieilli!

En 1968 et en 2016:Le paysage n’a pas changé ! Il y a que nous qui avons vieilli!

On peut passer des heures et des heures en flânant tout au long du Corso, sans même approfondir l’histoire de chaque bâtiment. Car le Corso cristallise sur son parcours toute l’histoire du pays, comme dit un livre récemment publié : « Via del Corso : Una strada lunga 2000 ani ».

Toujours à Rome, à ma première visite de touriste seul à l’étranger, j’ai inauguré une méthode de découverte d’un nouvel endroit que j’applique encore aujourd’hui.

Tout d’abord, je flâne dans la ville pour m’imprégner de l’ambiance générale. Puis, je pars à la recherche des monuments représentatifs que je veux connaître. Et, en fonction du temps qui me reste, je vais visiter les musées et les expositions.

A Rome, en 1968, j’ai passé prés d’une journée rien qu’en flânant au long du Corso !

Heureusement, j’avais (je le pensais !) plein de temps devant moi.

Mais, quand j’ai fini mes vacances et que j’ai dû rentrer à Paris, j’ai eu un coup de blues. Je me suis dit que si je devais passer autant de temps qu’à Rome pour visiter chaque capitale, trois vies ne suffiraient pas ! Par la suite, j’ai été rassuré ! Toutes les villes du monde ne sont pas comme Rome. Loin s’en faut !

*   *   *

Je suis revenu à Rome des dizaines de fois pour essayer de parfaire ma connaissance de cette « ville éternelle ».

Pendant prés d’un demi-siècle, depuis que je viens et reviens à Rome, j’ai habité dans presque tous les quartiers de la ville.

J’ai souvent habité dans le quartier de la gare « Stazione Termini » sous prétexte qu’il est plus facile de prendre le train en arrivant ou en quittant la ville.

J’ai habité sur la Via Venetto, à l’occasion d’un remarquable Nouvel An, à l’Hôtel Majestic. J’ai habité dans l’ancien quartier français du XVIII siècle, près de Trinita dei Monti. J’ai même habité en dehors de Rome, c’est vrai dans des hôtels de luxe, quand mes agents refusaient d’entrer dans l’enfer automobiliste du centre-ville pour venir me chercher le matin. 

Mais, je ne suis jamais revenu habiter sur le Corso.

Alors, cette fois-ci j’ai décidé de repartir à zéro !

J’ai choisi un hôtel juste au début de la Via del Corso, au numéro 4.

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De nouveau, il s’agissait d’un étage dans un vieil immeuble d’habitation. Mais, tout en haut, presque sous le toit. Et la chambre voisine, baptisée « suite », bénéficiait d’une petite terrasse au sommet de l’immeuble qui permettait d’admirer le Corso presque d’un bout à  l’autre. Tout comme les « terrasses romaines » des alentours, une vraie institution dans la Ville éternelle. Telles qu’immortalisées par Ettore Scola dans son film « La Terrasse » où jouaient Ugo Tognazzi, Jean-Louis Trintignant, Marcello Mastroianni, Serge Reggiani, Vittorio Gassman, Stefania Sandrelli, Galeazzo Benti et Marie Trintignant. Une paille ! 

Je suis parti, dès le matin, en ballade sur le Corso, comme si je découvrais Rome pour la première fois. 

Très vite, je me suis demandé si c’était la même ville que celle que j’ai connu d’antan ! 

Certes, les palais et les églises n’avaient pas bougé en 50 ans! Mais la voie, devenue piétonne, permet aujourd’hui de flâner, le nez en l’air, pour admirer sans peur de se faire écraser, les façades et décorations d’architecture. En théorie ! Parce qu’en pratique il faut se méfier des cyclistes qui se prennent pour les nouveaux propriétaires du macadam et slaloment parmi les passants klaxonnant pour les éloigner de leur chemin. 

Mais, le plus embêtant, c’est la foule bigarrée qui, sans aucune gêne, s’installe pour manger sous les porches des palais, s’allonge au soleil sur les marches des églises, jette des papiers gras et des boites vides de nourriture n’importe-où, se prend en photo sur les socles des statues sous prétexte que « à Rome il faut faire comme les romains ! » Parce que les autorités locales ferment les yeux devant la multiplication des vendeurs à  la sauvette, que les charriots des fabricants de brochettes et saucisses grillées envahissent les trottoirs, que les boutiques de modes ou chaussures empilent leurs emballages perdus en pleine rue, des le matin, en attendant le passage des éboueurs… dans la soirée! 

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Quant aux magasins, on ne rencontre plus que des boutiques de marque, tout magasin traditionnel ayant disparu depuis longtemps. 

Alors, que faut-il faire pour retrouver la ville d’antan ?

C’est très simple ! Il suffit d’attendre les petites heures de la nuit avant de partir en goguette ! 

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A ce moment, la foule des touristes est déjà au lit, assommée par la journée de marche dans la ville, les rues ont été débarrassées des encombrants, les marchands de glaces ou de pizza ont plié boutique et… tout est calme !

Si, par hasard, une petite pluie est tombée du ciel, le macadam devient luisant et reflète les couleurs chatoyantes des vitrines, mêmes les cafés ou boutiques qui ont arrêté leur activité de longue date semblent encore en vie. 

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C’est, peut-être ce que je regrette le plus à Rome !  

Il y a cinquante ans, quand je passais devant les vitrines du « Caffé Arango » ou de « Ronzi e Singer », je m’imaginais que ces lieux de mémoire ne pouvaient être qu’immortels. Aujourd’hui, quand je vois, au mieux, leurs noms inscrit sur une façade aveugle, je regrette d’avoir fait l’économie de trois sous en n’allant pas prendre, au moins, un « affogatto al caffé », de temps en temps. 

Certes, il reste le « Caffé Greco ». Mais même dans ce lieu où j’ai passé tant d’après-midis en rêvassant, la tranquillité a disparu depuis que son adresse apparaît dans tous les « Guide du routard » du monde. 

Il me reste encore un « lieu de mémoire » personnel : le « 34 » ! 

En 1968, aussi fauché en tant qu’étudiant que j’étais, j’ai décidé de « casser la tirelire » et aller une fois dans un bon restaurant. Comment j’ai choisi le « Ristorante 34 », au 34 Via Mario de’ Fiori ? Je ne me souviens  plus!

Mais, c’est dans ce restaurant que j’ai découvert le « Montplan » (interprétation italienne du « Mont Blanc »), gâteau à la crème de marrons et Chantilly. Et j’ai noté sur la carte du restaurant « gâteaux au chocolat », pour m’en souvenir à l’avenir. 

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Je suis revenu au « 34 » après 48 ans ! Eh oui ! Il existe encore et il porte le même nom. Ce qui est plutôt rare dans ce domaine. 

Malheureusement, le cuisinier, qui a du changer X fois depuis, ne propose plus « mon » gâteau au chocolat. Mais je me suis consolé avec un  excellent plat de pâtes et  fruits de mer, comme j’ai rarement mangé ailleurs. 

J’ai fini la soirée au « Hassler – Villa Médicis », en prenant un verre en compagnie d’un jeune couple rencontré au « 34 », qui avait un âge à peine supérieur au mien, quand j’ai commencé à fréquenter ces lieux. 

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Et je leur ai conseillé de ne pas refaire mes erreurs en passant à coté des lieux de mémoire, dont l’existence risque d’être plus courte que leur vie ! 

Adrian Irvin ROZEI

Rome, novembre 2016

 *« Je suis aimable, je suis poli

Mais payez-moi les frais ! »

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