Un Phileas Fogg sur le Nil (IV)

Boulogne, 30 mai 2023

 

Encore 20 ans ont passé !

Entretemps, je me suis marié, nous avons eu deux fils, mais moi, ayant changé de travail, je n’avais plus de raison majeure de retourner en Egypte.

Même si mes « liens historiques » avec quelques habitants de ce pays, devenus des amis chers, ont continué comme avant.

Mais, j’attendais l’occasion de faire connaître à mes enfants ce « cher pays » que j’aimais tant !

L’opportunité est arrivée avec un évènement douloureux : le 11 septembre 2001 !

Alors, je me suis dit : « C’est le moment ! »

J’ai laissé passer trois mois et j’ai réservé une croisière de luxe sur un bateau navigant de Louxor à Assouan et retour. Évidemment, dans les conditions de l’époque, à un prix… « défiant toute concurrence » !

Autour de moi, j’ai entendu : « Tu es fou ! C’est le moment d’aller dans un pays arabe ? Et, qui plus est d’amener toute ta famille avec des enfants si jeunes ! »

Je les ai laissé hurler ! Que connaissent-ils au Monde arabe ?

Ce fût, bien sûr, « l’affaire du siècle » !

Dans un monde déserté par les touristes, qui tentait, par tous les moyens, à les faire revenir, avec un service « à rendre jaloux les princes » et au meilleur moment de l’année, en plein mois de janvier. Ni trop chaud, ni « khamsin** » (vent de sable), hors des vacances scolaires… un rêve !

** Le khamsin (kamsin ou chamsin ; en arabe : خمسين, khamsīn or khamseen, pronon. kam.sɛ̃) est un vent du sud transportant du sable brûlant du désert d’Égypte vers Israël et la Palestine.
C’est un vent sec, chaud et très poussiéreux, au souffle brûlant des déserts du sud-est de l’Égypte au sud d’Israël. Le khamsin donne au ciel une teinte orange.

Quant aux conditions du voyage, je préfère laisser la parole à un autre journaliste du Figaro, Jeanne-Marie Darblay, qui écrivait, quelques mois après notre voyage :

« Au rythme chaloupé du vent et des courants, entre Louxor et Assouan, c’est une tout autre vision du Nil qui s’offre au voyageur patient…

Embarquement immédiat, loin de la foule.

Lisse, fluide, épais, brillant comme du plomb en fusion, le fleuve semble assoupi. Pas le moindre clapotis sur la rive. On raconte que celui qui voit le Nil s’arrêter de couler pendant quelques minutes, acquiert des pouvoirs magiques… ».

Eh, oui ! Nous étions « loin de la foule » ! Et l’on comprenait aisément notre chance en traversant, pour rejoindre le quai à chaque escale, cinq ou six bateaux de croisière vides, qui dans d’autres temps grouillaient de monde !

« Les montagnes sont indigo foncé (au coucher du soleil) le ciel est rouge, le Nil a l’air d’un lac d’acier en fusion » : comme en février 1850, quand Gustave Flaubert remontait le fleuve, vers la Nubie, en compagnie de son complice Maxime Du Camp, rien n’a changé. Ici le temps a vraiment le goût de l’éternité. » 

Et s’est ça que j’apprécie, allongé dans mon hamac, un verre à la main et les écouteurs dans les oreilles ! Le Paradis, quoi ?

Bien sûr, j’ai revu Philae, le mausolée d’Aga Khan, la première cataracte et… l’hôtel « Old Cataract » ! Mais, encore une fois j’ai vécu le rêve… d’un demi-siècle ! Justement, dans cet hôtel de légende !

Comme le 15 janvier est l’anniversaire de la naissance de mon épouse, nous avons abandonné le dîner du bateau (sans regret !) pour un « Dîner de gala » au « Old Cataract » en famille ! 

En plus des expériences du passé, revécues, j’ai profité de la joie de ceux qui découvraient ces endroits si chers à mon cœur pour le vivre à travers leurs découvertes ! Quoi de plus enivrant ?

Tout comme d’autres nouvelles expériences :

  • une visite à l’école élémentaire de l’île Eléphantine,

  • une balade en calèche… comme dans mon enfance à Bucarest !
  • le marché avec ses odeurs et saveurs, quelquefois inconnues pour mes enfants et mon épouse… 

*   *   *

Un moment de nostalgie !

Sur la terrasse du « Old Cataract », je me suis souvenu d’une aventure, décrite dans un texte (en roumain) à mon retour de voyage, en 2002.

Je vous le reproduis… en version française :


 

« “L’EGYPTE EST UN CADEAU DU NIL”*

 

“Old Cataract Hotel”, Assouan, mardi 15 janvier

Confortablement installé sur la terrasse de l’hôtel “Old Cataract”, j’observe le cours tumultueux du Nil qui tente de se frayer un chemin à travers les roches noires de la Première Cataracte.  

Au premier plan, des dizaines de bateaux aux voiles triangulaires zigzaguent entre l’île Eléphantine et le quai qui s’étire le long du rivage jusqu’au loin, vers le centre de la ville.  

Le long du quai, alignés en quatre ou cinq rangées interminables, des dizaines de bateaux de tourisme attendent l’arrivée de la haute saison, lorsque des milliers de touristes débarqueront des avions, directement arrivés d’Europe, pour réaliser un rêve ancien, enfoui dans l’inconscient de chacun : “une croisière sur le Nil”. 

La terrasse et le paysage du “Cataract Hotel” sont restés inchangés depuis 1899 

Il est vrai que ce rêve a été alimenté par d’innombrables sources, à commencer par les cours d’histoire ancienne au lycée et se poursuivant par le roman “Mort sur le Nil”, écrit par Agatha Christie dans l’entre-deux-guerres, par les dessins de David Roberts, réalisés “en direct » dans la troisième décennie du XIXe siècle ou les films « touristiques » en « Kodacolor » des années 50, tournés en décors naturels. 

Cependant, entre-temps, le tourisme est devenu la première industrie mondiale, des millions de personnes vivent de ce qu’il produit, et en Égypte il est la troisième source de devises du pays, après l’exportation du pétrole et les droits de passage apportés par le Canal de Suez.  Alors les compagnies qui organisent les croisières baissent au maximum les prix pour attirer de plus en plus de touristes. 

L’île de Philae, vue par David Roberts en 1838…

Mais le résultat est parfois loin des attentes du client. Non pas parce que les temples, les paysages ou les traditions du lieu ont changé depuis des centaines d’années, mais parce que la “foule” vous empêche de les voir de la même manière.

* * * 

Déjà à la fin du XIXe siècle, avec le développement du réseau ferroviaire, les bateaux-hôtels traditionnels qui sillonnaient la vallée du Nil avaient été remplacés par les “Palais” construits le long du fleuve.  

Pierre Loti était déjà scandalisé par le développement du « tourisme de masse » :

« Devant la plus petite ville… il y a un ponton noir pour l’amarrage des bateaux de tourisme qui défigure tout par sa présence et par l’inscription « Thos. Cook and Sons (Egypt limited) ». 

De plus, on entend toujours le sifflement du train qui suit impitoyablement le fleuve, apportant du delta vers le Soudan des hordes d’envahisseurs européens. » 

“Old Cataract” à Assouan est, par définition, l’exemple idéal de l’hôtel que Pierre Loti détestait pour les raisons évoquées plus haut, mais qui est aujourd’hui le symbole d’une époque auréolée du parfum correspondant à une qualité de vie depuis longtemps évanouie. 

Inaugurée en 1899, “Old Cataract” a connu toutes les gloires qui ont fait l’histoire du XXème siècle : Churchill, Yeats, Howard Carter, le Tsar de Russie, le Roi Faruk, Georges Clémenceau, Agatha Christie, Agha Khan, le Shah d’Iran, Mohamed V le roi du Maroc et, plus récemment, Valery Giscard d’Estaing, Helmut Kohl, François Mitterrand, Lady Diana, Caroline de Monaco ou la reine Noor de Jordanie. 

Je me souviens d’une visite des années ‘80 où, de l’aéroport à l’hôtel, et même au Grand Barrage, chaque lanterne arborait le portrait de Nicolae Ceauşescu et des slogans en arabe et en roumain vantant l’amitié roumano-égyptienne ! 

Mais maintenant, dans le calme du coucher de soleil embrasant le sommet des dunes dominées par le mausolée de l’Agha Khan, j’essaie d’imaginer cet endroit en 1871. 

Pourquoi exactement à cette date ? 

Parce que j’ai en main la copie du contrat signé le 2 décembre 1870 par Mihail C. Soutzo, d’une part, et Ali Bejani Noor, d’autre part, en présence de M. Isamund, Conseiller de Légation du roi de Prusse, consul général de la Confédération de l’Allemagne du Nord en Égypte, qui prévoit les conditions d’un voyage sur le Nil, de Bulaq (Le Caire) à Ouadi Halfa (Soudan). 

Mihail Soutzo est l’un de ces personnages mythiques qui ont bâti la renommée de la Roumanie dans le monde de la seconde moitié du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle.

Mihail C. Soutzo et sa femme lors de la croisière sur le Nil 

Né en 1841, arrière-petit-fils du souverain Mihai Vodă Suţu, il étudie en France au lycée Bonaparte à Paris et sort diplômé de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures, à l’époque la plus célèbre école d’ingénieurs civils, à égalité avec “L”Ecole des Mines”. 

Plus tard, il devint gouverneur de la Banque nationale de Roumanie (1900-1904), membre de l’Académie roumaine (1909), directeur général des Postes (1888-1891), conseiller à la Haute Cour des comptes.  

Passionné de numismatique et de métrologie, Mihail C. Soutzo était un grand collectionneur de monnaies anciennes et d’antiquités, une collection léguée par testament à l’Académie Roumaine ; il fut membre des Sociétés Numismatiques de France et d’Angleterre et président de la Société Numismatique Roumaine, dès sa fondation en 1903. De plus, sa résidence d’été, le Palais Suţu construit par l’architecte Gr. Cerkez dans le style mozarabe, est un des décors de la falaise de Constantza. 

En 1869, Mihail C. Soutzo, jeune homme marié à Maria Cantacuzino, organise son voyage le long du Nil de manière scientifique. Le voyage durera plus de trois mois. Aucun détail n’est laissé au hasard. 

Dans un premier temps, un “bon cuisinier européen” sera fourni, avec les attestations nécessaires, accepté par M. Soutzo, qui préparera les repas suivants :

1° Petit-déjeuner : café au lait avec pain, beurre frais, confiture ou miel.

2° Déjeuner : deux plats de viande et légumes, œufs, fromage, pain, beurre, fruits.

3° Repas du soir : « une bonne soupe de bœuf » ou, à défaut de la viande nécessaire, une soupe de poulet gras ; puis deux plats de viande ou de volaille, un plat de légumes et un steak avec salade ainsi que fromage, fruit, boudin ou tarte ; en fin de soirée un thé avec du pain, du beurre et des biscuits vous sera servi.

Des oranges et des citrons, ainsi que du café, du pain et du lait, seront servis à votre discrétion. 

Pro memoriam, aujourd’hui 15 janvier 2002, le menu du navire TANIS II (norme locale cinq étoiles) avec lequel je voyage en croisière sur le Nil, était : 

1° Petit déjeuner : café au lait ou thé, muffins, confiture.

2° Déjeuner : soupe de poulet, shish kebab de poulet avec riz, carottes et haricots verts, salade de tomates, choux et poivrons, cake à la crème de coco.

3° Repas du soir : soupe aux pois, daube de bœuf avec riz, carottes et haricots verts, salade de tomates, choux et poivrons, gelée de… quelque chose de rouge et chimique. 

Les boissons, y compris l’eau en bouteille, sont payées séparément (1 USD la bouteille) ! 

Pour Mihail C. Soutzo, le service inclus prévoit qu’outre la nourriture nécessaire à “M. et Mme. Soutzo et leurs suivants”, pendant le voyage, le contractant peut inviter deux personnes à déjeuner ou à dîner sans payer aucun supplément à Ali Bejani, qui ne pourra “émettre aucune réclamation dans ce domaine”. 

Le pain sera cuit à la vapeur tous les jours “à la manière européenne” avec une farine de première qualité. 

Voici la description détaillée des accessoires dont sera équipé le navire de type Dahabieh en fer à dix rameurs, appelé “Nouvelle Gazelle” : voiles, avirons, charbon, chaloupe de sauvetage, etc. 

N’oublions pas de préciser : une cage métallique pour conserver la viande et des cloches en tissu métallique pour protéger les aliments des mouches.  

Viennent ensuite les conditions pratiques concernant le personnel de service: le dragoman, l’équipage (13 personnes !) composé de marins “forts et vigoureux”, les paiements qui incombent au propriétaire du bateau (pilotes, franchissement des cataractes, dépenses à terre, guides, chevaux et ânes de bât, pourboires). 

Ali s’engage à permettre aux voyageurs de visiter facilement tous les lieux intéressants à leur entière satisfaction. 

Ali s’engage à effectuer le trajet le plus rapidement possible, sans dépasser la durée de trois mois, en fonction des vents et des conditions climatiques.  

Monsieur Souțzo sera le maître absolu du navire, qui, comme l’équipage, sera à son entière disposition. 

Pour tous ces services, et bien d’autres détails trop nombreux pour être mentionnés ici, M. Soutzo s’engage à payer cinq livres par jour, avec une avance de 225 livres à la signature du contrat, 40 livres à Philae et le reste au retour, “si tous les engagements ont été fidèlement exécutés”. 

Pour imaginer ce que coûta ce voyage, il convient de rappeler que David Roberts, le célèbre dessinateur, fondateur et président de la Society of British Artists, qui a laissé une série de dessins célèbres représentant l’Egypte, avec les principaux monuments antiques et modernes de son temps, avait fait le même voyage sur le Nil trente ans auparavant, pendant trois mois. Avec deux amis anglais, il loue un bateau et un équipage de huit personnes qu’il paie 15£… par mois ! 

Il est vrai qu’au point de vue qualitatif les deux navires n’étaient pas équivalents, car David Roberts raconte dans son journal qu’avant de quitter Le Caire, il fut obligé de couler le bateau dans le Nil pour se débarrasser des rats qui l’avaient envahi ! 

Le contrat Soutzo/Bejani est conclu avec les signatures des deux parties contractantes et du témoin, le consul prussien De Iasmund, qui est désigné comme arbitre souverain et sans appel au cas où l’une des parties conteste l’interprétation du dit contrat.

* * * 

Après avoir lu ce contrat avec beaucoup d’intérêt, j’ai décidé d’en faire une photocopie et de l’envoyer à la célèbre agence de voyage suisse KUONI, l’organisateur de ma croisière, en lui demandant d’effectuer les mêmes prestations pour cinq livres par jour !


Remarque :
*déclaration d’Hérodote

 

Adrian Irvin ROZEI

Egypte, janvier 2002


A suivre…

Adrian Irvin ROZEI

Boulogne, mai 2023

One thought on “Un Phileas Fogg sur le Nil (IV)

  1. A l’impossible Nil n’est tenu! Le bonheur de ce fabuleux voyage en famille transparaît bien sur les photographies.

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