A la fin des années ’70, j’avais la responsabilité de la vente des matières plastique dans le nord de l’Europe pour le groupe pétrochimique dans lequel je travaillais.
Je retournais donc tous les trois mois en Belgique, aux Pays-Bas, en Irlande, au Danemark, en Suède, en Finlande, au Luxembourg etc.
Un jour, en préparant un voyage en Finlande, j’ai eu une idée… originale.
Puisque j’allais pour une semaine visiter des clients finlandais, je pourrais passer le week-end aller en Pologne où j’avais un excellent ami, et le week-end de retour… à Leningrad ! Que je rêvais de connaître depuis que j’avais étudié les poèmes de Pouchkine et de Lermontov en cours de russe dans la Roumanie communiste des années ’60.
Facile à dire, plus compliqué à réaliser ! Surtout pour obtenir un visa touristique pour l’Union Soviétique. Et pourtant, je m’y suis pris un mois à l’avance !
D’abord, parce que, pour avoir le visa, je devais présenter une réservation d’hôtel. Pour ça, je suis passé par une agence de voyages. Ils m’ont proposé un splendide hôtel soviétique en béton, le « Leningrad », tout juste inauguré. Trop peu pour moi !
Moi, j’ai décidé d’habiter pour deux nuits au célèbre hôtel « Astoria » !
Pour mémoire :
« L’hôtel Astoria est un palace cinq étoiles célèbre de Saint-Pétersbourg. Il se trouve dans le prolongement de l’hôtel Angleterre et donne sur la place Saint-Isaac, de côté par rapport à la cathédrale Saint-Isaac.
L’hôtel est construit en 1911-1912 par Johan Fredrik Lidvall et inauguré le 23 décembre 1912. Son premier directeur est un Français, Louis Terrier. Le palace est nationalisé d’après les lois de Lénine, après la Révolution d’Octobre, mais pendant la courte période de la NEP, il est organisé en société par actions.
Il est absorbé par l’organisme d’État Intourist en 1929 qui le gère jusqu’en 1996.
L’hôtel Astoria est transformé en hôpital pendant le siège de Léningrad. Beaucoup d’artistes mourant de faim et blessés y sont soignés.
Hitler avait promis d’y organiser un banquet de victoire dans le jardin d’hiver, le jour où il prendrait Léningrad. Les troupes soviétiques ont découvert par la suite en 1945 des cartons d’invitation à Berlin pour ce banquet qui n’eut évidemment jamais lieu. »
Bête et discipliné, j’ai envoyé un télex depuis mon bureau à la réception de l’hôtel en demandant la réservation et…miracle ! en quelques jours j’ai reçu la confirmation.
Avec ce papier à la main, je suis allé au consulat de l’Union Soviétique à Paris pour faire les démarches afin d’obtenir le visa.
Si je me souviens bien, l’ambassade de l’Union Soviétique à Paris venait, tout juste, d’être inaugurée quelques mois auparavant.
« L’édifice, réalisation des trois architectes russes Anatoli Klimotchkine, Dmitri Lisitchkine et Igor Pokrovski (ru), est achevé en 1977. Il est inauguré le 22 juin de la même année par Léonid Brejnev, président du præsidium du soviet suprême de l’URSS. À cette occasion, il y reçoit le président français, Valéry Giscard d’Estaing, lors d’un déjeuner. Dans la presse, le bâtiment de huit étages est parfois surnommé le « bunker »
Surmontant mes appréhensions et mauvais souvenirs d’à peine dix ans auparavant, au moment de mon départ de Roumanie en 1967, je suis allé faire les démarches exigées pour pouvoir entrer en URSS.
Je me souviens que je suis entré dans les locaux de l’ambassade par une toute petite porte sous le niveau du sol, qui débouchait sur un long couloir en béton cru sans aucune décoration.
Au bout d’une demi-heure de « remplissage de formulaires » avec photos et signatures sur un long questionnaire, quand je suis sorti, je suis allé me promener dans le quartier de la Mouette pour m’assurer que… j’étais toujours dans le « Monde libre » !
Je n’étais pas pressé ! Toute ces démarches étaient accomplies… pendant les heures de travail. Ce n’est pas pour rien que j’étais « Chef des ventes Export » dans le premier groupe pétrochimique français !
Puis… j’ai commencé à attendre ! Il ne me restait que trois semaines jusqu’à mon départ.
J’appelais, quand même, de temps en temps, le consulat pour savoir si mon visa était prêt. Toujours la même réponse :
« Завтра утром ! » (Demain matin !)
« Во сколько завтра утром ? » (A quelle heure demain matin ?)
« Завтра очень рано ! » (Demain très tôt !)
Et comme ça… de jour en jour !
Au moins, tout ça me permettait de rafraichir mon russe, qui commençait déjà à s’éloigner dans la nuit des temps ! Et pourtant, j’avais pratiqué cette langue, plutôt de force, que de gré, pendant huit ans !
Mais, je dois avouer que pendant les deux dernières années de lycée, quand est venu le moment d’étudier les œuvres de Pouchkine, Lermontov, Nekrassov, Tchékhov, Tolstoï …même Gorki ou Maïakovski, je me suis entiché de la culture slave. Et c’est justement ça que j’allais chercher à Leningrad !
Et voilà que la semaine de mon départ est arrivée… mais pas mon visa !
Alors, j’ai fait un raffut du tonnerre !
Après quelques heures (?) de réflexion, la réponse du consul est tombée sèchement : « Vous aurez le visa dans notre consulat d’Helsinki ! »
Que faire ? Avais-je le choix ?
Le vendredi soir, après le travail, je suis parti… à Varsovie !
Là-bas, m’attendait à l’aéroport mon ami Zdislaw Wolochowich. Polonais, comme son nom l’indique si bien ! Il n’y a qu’à compter le nombre de consonnes !
J’avais connu Zdislaw une année auparavant au Mont-Athos, en Grèce.
C’est là-bas qu’a commencé une amitié qui a duré plus de 40 ans, jusqu’au jour où Zdislaw nous a quitté… pour un monde meilleur ! Sa personnalité unique, ses aventures humaines et professionnelles sur plusieurs continents, son amour (immodéré !) pour la Pologne… mériteraient un texte à part. Il n’est pas trop tard !
En 1977, Zdislaw m’a accompagné à son domicile où j’allais passer les deux nuits du week-end.
Calmement, il m’a dit : « Adrian, tu es né en Roumanie ! Tu sais parfaitement que dans nos pays, on a l’obligation de déclarer toute personne qui vient de l’étranger et que l’on héberge. Je n’ai pas l’intention d’aller à la Milice pour faire une telle déclaration !
Mais, si à la sortie de Pologne on te demande où as-tu passé les deux nuits, tu diras que tu as pris le train de nuit pour Cracovie et que c’est pour ça que tu n’as pas le cachet d’un hôtel dans ton passeport ! »
Et voilà comment j’ai découvert l’ENORME débrouillardise de Zdislaw !
Qui s’est avérée imbattable jusqu’au dernier jour de sa vie !
Pendant les deux jours qui ont suivi, en plus des beautés de sa ville, dont il était si fier, il m’a amené dans les boutiques d’antiquaires de Varsovie.
Là-bas, j’étais comme un enfant dans un magasin de jouets : tout était « à donation » ! Surtout les objets venus des « pays socialistes » !
Je n’ai pas résisté à la tentation ! J’ai acheté des superbes livres d’art (trilingues : russe, anglais, allemand) édités en Union Soviétique, des plateaux en laque dorée fabriqués au Vietnam, des sculptures en bois de Pologne, des poupées folkloriques tchèques… tout ça pour une poignée de USD, que Zdislaw m’a changé à un taux avantageux en Zloty.
En supplément, j’ai pris un soliflore en cristal de Bohême de la meilleure qualité, pour 2 USD, dans une boutique « réservé aux occidentaux » qui étaient autorisés à régler leurs achats en « valuta » (les devises des sales capitalistes !)
* * *
Le lundi suivant, à peine arrivé à Helsinki, j’ai couru au consulat de l’Union Soviétique pour récupérer mon visa. Bonne nouvelle ! Le visa était arrivé. Mais, pour je ne sais quelle raison, il ne serait disponible que… le lendemain !
« Monsieur ! Je suis venu en Finlande en voyage d’affaires. Je dois partir dès aujourd’hui voir des clients partout dans le pays. Je ne peux pas revenir demain pour retirer mon passeport ! », j’ai dit à l’employé.
« Pas de problème ! Vous pouvez désigner une personne qui viendra rechercher votre passeport dès demain ! »
Et voilà comment je suis parti faire le tour de la Finlande… sans passeport en poche !
Dès le lendemain, un collaborateur de mon agent est allé chercher mon passeport, qui portait sur toute une page le visa si convoité ! Ouf !
Je ne pense pas qu’aujourd’hui, dans le monde où nous vivons, j’en ferai autant qu’en 1977 !
Le fait est que, le vendredi suivant en fin d’après-midi, j’embarquais dans le port d’Helsinki sur un ferry, en partance pour Leningrad.
Je n’étais pas le seul touriste sur le bateau. Très vite, j’ai découvert que ces mini-croisières étaient très populaires parmi la jeunesse, surtout masculine, de Finlande. Non ! Ils n’étaient pas « fans » de culture russe, comme moi.
Ce qui les attirait c’était, surtout, le prix très bas de la vodka en Union Soviétique ! Certains, ne descendaient même pas du bateau ! Ils commençaient à boire dès le départ et n’arrêtaient qu’au moment du retour dans le port d’Helsinki ! Je vous laisse imaginer… dans quel état !
Pour ceux qui passaient le week-end à Leningrad, l’occupation essentielle était la même…, mais au bar de l’hôtel !
Il faut préciser que, grâce aux « bonnes relations de voisinage », ce que l’on a nommé en Europe « la Finlandisation* », les ressortissants de ce pays n’avaient pas besoin de visa pour se rendre en URSS.
Une fois arrivé à Leningrad, j’ai découvert que je devais remplir quelques formulaires. Parmi ceux-ci, il y avait un qui listait les devises en possession des voyageurs.
Alors que tous mes voisins avaient une liste comportant une ou deux lignes, la mienne s’allongeait sur, au moins, dix lignes ! Comme je voyageais régulièrement dans une dizaine de pays européens, je gardais la monnaie ou les billets restants, afin de les utiliser un mois ou deux plus tard !
Une fois arrivé à la douane, on m’a demandé de déballer ma valise. J’ai compris, d’après l’air renfrogné des douaniers que… je leurs posais des problèmes !
« Que vient chercher ce type qui transporte des livres rédigés en russe ? Et, pourquoi tout ce fatras d’objets dépareillés, provenant des pays socialistes frères ? »
Pendant que je tentais d’expliquer l’origine de mes acquisitions, un touriste américain maladroit a renversé avec sa serviette mon soliflore en cristal de Bohême, qui est tombé par terre et s’est cassé en plusieurs morceaux.
Tout de suite, le douanier a blêmi !
« Monsieur ! Vous connaissez cette personne ? », m’a-t-il dit en désignant le touriste américain.
« Pas du tout ! », j’ai répondu.
« Ce Monsieur vous a causé un préjudice ! Ici, nous sommes dans un pays de droit, le droit prolétarien ! Il doit vous dédommager ! Combien a coûté ce vase ? »
« Deux Dollars ! », j’ai répondu.
« Mister ! Vous devez deux Dollars à ce Monsieur ! »
L’américain m’a regardé d’un air abasourdi et m’a demandé : « Tu veux deux Dollars ? »
« Oui ! Que puis-je faire ? » Alors, il a sorti deux Dollars et me les a donnés.
« Voilà ! C’est ça la justice prolétarienne ! », a dit le douanier. « Maintenant, vous pouvez reprendre votre vase et l’emballer. »
« Je préfère le jeter à la poubelle ! Que vais-je faire avec un vase cassé ? »
« …ça, c’est pas mon problème ! Vous avez peut-être une vieille grand’mère à qui ça peut servir ! Vous êtes entré avec le vase, vous devez ressortir avec lui ! »
Je suis resté… bouche bée !
« Au fait ! Vous avez 2 Dollars qui ne sont pas inscrits sur votre liste. Vous devez la refaire ; les rajouts ne sont pas autorisés. »
Que faire ? Que dire ? J’ai obéi aux ordres et à la « justice prolétarienne » !
* * *
Avec toutes ces aventures, j’ai raté le bus du bateau et j’ai dû attendre le suivant une heure de plus.
Arrivé à l’hôtel, avant toute chose, j’ai jeté les débris de mon vase de cristal dans une poubelle. Prudent, pas dans ma chambre, mais dans un couloir. Toutefois, je n’avais pas remarqué la « babouchka », assise près de l’ascenseur, qui distribuait les clés des chambres. Mais elle, la fine mouche, avait remarqué mon manège et s’est levé pour vérifier quel est l’objet jeté.
J’ai fait semblant de ne rien voir et elle l’a mis, discrètement, dans son sac !
Connaissait-elle la « Cristallerie Schweitzer » de Paris ? Ou une autre similaire à Léningrad ?

Le soliflore en cristal de Bohème, identique à celui cassé à Léningrad, racheté au premier voyage à Varsovie!
C’est un de ces mystères de l’histoire qui ne sera jamais résolu !
—
*La finlandisation (finnois : suomettuminen ; suédois : finlandisering ; allemand : Finnlandisierung) est une expression faisant référence à l’influence que peut avoir un pays puissant sur la politique extérieure d’un plus petit pays voisin. Cette expression a été inventée en raison de l’influence qu’exerçait l’URSS sur la Finlande après le traité YYA de 1948, imposant à cette dernière une neutralité subie et qui a perduré jusqu’à la décision de Sanna Marin d’adopter une position ferme face à Vladimir Poutine à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie de 2022.
A suivre…
Adrian Irvin ROZEI
Boulogne, février 2024
I.P. de München écrit :
Merci Adrian, chiar dacă nu reușesc mereu să îți răspund (momentan am avut/ am o perioadă extrem de aglomerată), îți pot spune ca îmi face mereu plăcere să citesc istorioarele tale scrise cu mult umor și talent.
R.N.S. de Boulogne dit :
Am avut aceeaşi senzație vãzând bunkerul în 1979, când mâncam cu 5 F o masà la cantina studenţeascã de pe av. de Pologne de alãturi, eu şi soţia.
Apoi au urmat manifestaţii de protest în faţa ambasadei, la care veneau toţi românii din Paris, dar şi polonezii, cehii, bulgarii şi… vietnamezii, pentru retrocedarea Basarabiei. Era o solidaritate între exilaţii din ţãrile comuniste, ei veneau la manifestaţiile noastre, noi veneam la ale lor.
Manifestaţiile au continuat destul timp şi dupã 1989, organizate de basarabeanul Goma. Ce vremuri !