La Bastide Vieille, 19/07/2021
En décembre 2002, j’écrivais dans un texte, intitulé « Rencontre poétique à Evian » :
« Après les quarante cinq minutes de traversée du lac Léman, entre Lausanne et Evian, le voyageur qui souhaite admirer le paysage enchanteur et quelquefois dramatique de la rive opposée, se dirige en général vers un petit parc qui cache à l’ombre d’un gigantesque pin, le vieux port.
A sa grande surprise, il découvre, au milieu d’une pelouse entretenue, en égale mesure, par l’art des jardiniers et par les pluies répétées avec l’exactitude de l’horloge de la mairie, un monument étrange. Entre deux colonnes antiques, le buste d’un personnage, portant lavallière et moustache “à la Napoléon III”, surplombé d’un lion portant un blason, semble flotter au-dessus d’une galère en plein élan.
C’est le monument de “Grégoire Bassaraba Brancovan”, le président et fondateur de la Société nautique d’Evian, en 1888.
Peux nombreux sont ceux qui savent qu’il s’agit du père d’Anne de Noailles, née Anne Elisabeth de Brancovan. Tout aussi peu nombreux sont ceux qui savent qu’Anne de Noailles a passé une grande partie de son enfance à Evian et que sa dernière volonté était que son cœur repose pour l’éternité au bord du lac Léman.
Grigore Brâncoveanu, fasciné par la beauté du lieu, a acheté à Amphion, la commune limitrophe d’Evian, une propriété ayant appartenu à une famille princière polonaise. Il a habité un châlet qui peut être vu encore de nos jours et qui s’appelle “Villa Bassaraba”, pendant qu’il faisait construire le château où la famille allait habiter près de 60 ans. D’ailleurs, tout le quartier est connu sous le nom de “Les hauts de Bassaraba”.
Grigore Brâncoveanu est mort jeune, quand Anne Elisabeth avait seulement neuf ans.
En 1885 toute la famille se déplace en Roumanie pour assister à son enterrement. Il parait que la jeune artiste a été traumatisée par cet événement.
Néanmoins, les souvenirs lient Anne à Evian sont inoubliables:
“La petite ville d’Evian en Savoie… est pour moi le lien de tous les souvenirs. Là-bas, pendant mon enfance, j’ai tout possédé et pendant mon adolescence, j’ai tout espéré.“
D’ailleurs, pendant les années qui ont suivi, et surtout après son mariage et la naissance de son fils Anne-Jules, la comtesse de Noailles revient régulièrement à Amphion, le château devenant un lieu de rencontre privilégié des artistes, écrivains et amateurs d’art renommés de l’époque.
Après la mort d’Anne de Noailles, en 1933, suivant une décision de sa famille, difficile à comprendre, le château a été détruit et les pierres jetées dans le lac.
Toutefois, en accord avec la volonté d’Anne, un monument votif, qui devait conserver le cœur de l’artiste dans une urne installée sur une colonne de pierres, est construit au bord du lac.
Cependant, le cœur ne sera jamais apporté!
Il semblerait que les sœurs du monastère des Clarisses, près d’Evian, avec qui Anne de Noailles avait de nombreux liens affectifs, se sont opposées à ce rite barbare.
Son fils, Anne-Jules de Noailles a vécu, jusqu’à la fin de sa vie dans les années ’70, à Montreux, sur l’autre rive du lac.
Depuis quelques années, la ville d’Evian essaie de valoriser le souvenir de l’artiste, une des personnalités littéraires les plus brillantes de la première moitié du XXème siècle: un lycée porte le nom d’Anne de Noailles, un jardin votif a été aménagé autour du monument d’Amphion, quelques expositions ont eu lieu en 1999 et 2000.
Le célèbre hôtel “Royal” d’Evian a fêté l’entrée dans l’an 2000 en offrant à chaque client, chaque matin, pendant dix jours, un bristol portant deux vers écrits par Anne de Noailles. »
* * *
Je pensais clos, tout-au-moins pour moi, le chapitre lié à l’histoire du monument construit pour abriter le cœur d’Anne de Noailles à Evian.
Et voila que, il y a quelques semaines, je suis tombé par hasard dans un « déballage » à Bédarieux, au cœur de l’Hérault, sur un numéro daté 30 Mars 1935 de la revue « L’Illustration ».
A la page 386, dans la rubrique « LES LIVRES ET LES ECRIVAINS », il y a un court texte qui s’intitule : « Le jardin de la comtesse de Noailles ».
On peut y lire :
« Sur les bords du Léman, dans cet Amphion où la comtesse de Noailles vécut les féeries de son enfance, un lieu votif sera prochainement consacré au souvenir du grand poète des Vivants et des Morts. Un bois sacré, des fleurs, un rivage et, symboliquement ouvert à tous les souffles, composeront le décor de ferveur. Rien de funéraire. On retrouve les poètes non dans un mausolée, mais sous un ciel et dans un paysage. On rejoindra sur les rives d’un lac la fillette aux « Eblouissements ». Ermenonville, mieux que les oubliettes du Panthéon, retient les fidèles de Jean-Jacques Rousseau.
Une stèle, une dalle expriment le néant. Un jardin donne à l’âme d’une morte comme un miracle de survie. L’idée, si heureuse, de l’hommage dans la nature élue vient des « Amis, de la comtesse de Noailles », que président MM. Henri de Régnier et Paul Valéry, et l’on a pu voir, cette semaine, exposé à la bibliothèque Nationale, la maquette du lieu sacré, tel que l’a conçu M. Emile Terry.
Un appel est fait à tous ceux qui ont gardé le souvenir de cette figure d’exception, à tous ceux pour qui l’œuvre de la comtesse de Noailles est essentielle en nos lettres contemporaines, afin qu’ils apportent à l’initiative leur approbation avec leur concours. Les pèlerins d’Amphion se rappelleront là que l’âme d’un grand poète a réalisé comme « un au-delà du possible » :
« Une sorte d’ivresse plénière m’installait souvent avec aisance dans un domaine que le cœur déborde, où la créature, n’ayant plus aucune sensation d’entrave et pareille aux dieux, dispose d’un univers sans loi. »
Jadis, dans cette antiquité où l’art était dieu, on eût dit, en ce lieu et comme en offrande, les poèmes où tout ce qui vit se divinise, où les choses mêmes s’animent pour participer à la joie de ce qui existe. Ne craignons point de redevenir « antiques » pour honorer la mémoire des mortes qui ont porté au-delà des limites humaines notre appel à la vie. »
Pas un mot, pas une référence au projet initial selon lequel l’urne au centre du monument aurait dû abriter le cœur de la poétesse défunte !
C’est vrai qu’à cette époque, plus d’une personnalité de premier plan avait imaginé le projet de la « séparation de corps et du cœur », après son décès.
On se souvient, entre autre, du cœur de la reine Marie de Roumanie, qui aurait dû rester pour l’éternité dans la chapelle « Stella Maris » de Balcic, dans le domaine qu’elle chérissait tant, au bord de la Mer Noire, alors que son corps allait rejoindre le Panthéon des rois de Roumanie, dans l’église de Curtea de Argesh.
Les vicissitudes de l’histoire ont fait que le cœur de la reine ait « voyagé », pendant près de huit décennies, dans quatre localisations différentes, dans deux pays voisins, la Bulgarie et la Roumanie!
Et cela n’est rien, à côté de la mésaventure des restes mortels de l’épouse d’un président de la République Argentine, qui a voyagé sur deux continents avant de trouver l’endroit de son repos éternel !
Peut-être que l’opposition des Clarisses à la séparation mentionnée a évité de tels excès au cœur de la poétesse qui adorait le lac Léman !
Adrian Irvin ROZEI
La Bastide Vieille, juillet 2021
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Service après vente
Voici comment la comtesse imaginait son « au-delà » :
“J’écris pour que le jour…”
J’écris pour que le jour où je ne serai plus
On sache comme l’air et le plaisir m’ont plu,
Et que mon livre porte à la foule future
Comme j’aimais la vie et l’heureuse Nature.
Attentive aux travaux des champs et des maisons,
J’ai marqué chaque jour la forme des saisons,
Parce que l’eau, la terre et la montante flamme
En nul endroit ne sont si belles qu’en mon âme !
J’ai dit ce que j’ai vu et ce que j’ai senti,
D’un cœur pour qui le vrai ne fût point trop hardi,
Et j’ai eu cette ardeur, par l’amour intimée,
Pour être, après la mort, parfois encore aimée,
Et qu’un jeune homme, alors, lisant ce que j’écris,
Sentant par moi son cœur ému, troublé, surpris,
Ayant tout oublié des épouses réelles,
M’accueille dans son âme et me préfère à elles…
Ce poème est extrait de « L’Ombre des jours ».