Après les quarante cinq minutes de traversée du lac Léman, entre Lausanne et Evian, le voyageur qui souhaite admirer le paysage enchanteur et quelquefois dramatique de la rive opposée, se dirige en général vers un petit parc qui cache à l’ombre d’un gigantesque pin, le vieux port.
A sa grande surprise, il découvre, au milieu d’une pelouse entretenue, en égale mesure, par l’art des jardiniers et par les pluies qui se répètent avec l’exactitude de l’horloge de la mairie, un monument curieux. Entre deux colonnes antiques, le buste d’un personnage, portant lavallière et moustache “à la Napoléon III”, surplombé par un lion portant un blason, semble flotter au-dessus d’une galère en plein élan.
C’est le monument de “Grégoire Bassaraba Brancovan”, le président et fondateur de la Société nautique d’Evian, en 1888.
Peux nombreux sont ceux qui savent qu’il s’agit du père d’ Anne de Noailles, née Anne Elisabeth de Brancovan. Tout aussi peu nombreux sont ceux qui savent qu’Anne de Noailles a passé une grande partie de son enfance à Evian et que sa dernière volonté était que son cœur repose pour l’éternité au bord du lac Léman.
Grigore Brâncoveanu, fasciné par la beauté du lieu, a acheté une propriété appartenant à une famille princière de Pologne, à Amphion, la commune limitrophe d’Evian. Il a habité un chalet qui peut être vu encore de nos jours et qui s’appelle “Villa Bassaraba”, pendant qu’il faisait construire le château où la famille allait habiter près de 60 ans. D’ailleurs, tout le quartier est connu sous le nom de “Les hauts de Bassaraba”.
Grigore Brâncoveanu est mort jeune, quand Anne Elisabeth avait seulement neuf ans.
En 1885 toute la famille se déplace en Roumanie pour assister à son enterrement. Il parait que la jeune artiste a été traumatisée par cet événement.
Toutefois, les souvenirs qui la lient à Evian son inoubliables:
“La petite ville d’Evian en Savoie…est pour moi le lien de tous les souvenirs. Là-bas, pendant mon enfance, j’ai tout possédé et pendant mon adolescence, j’ai tout espéré “.
D’ailleurs, pendant les années qui ont suivi, et surtout après son mariage et la naissance de son fils Anne-Jules, la comtesse de Noailles revient régulièrement à Amphion, le château devenant un lieu de rencontre privilégié des artistes, écrivains et amateurs d’art renommés de l’époque.
Après la mort d’Anne de Noailles, en 1933, suivant une décision de sa famille difficile à comprendre, le château a été détruit et les pierres jetées dans le lac.
Toutefois, en accord avec la volonté d’Anne, un monument votif, qui devait conserver le cœur de l’artiste dans une urne installée sur une colonne de pierres, est construit au bord du lac.
Mais le cœur ne sera jamais apporté!
Il semblerait que les sœurs du monastère des Clarisses, près d’Evian, avec qui Anne de Noailles avait de nombreux liens affectifs, se sont opposées à ce rite barbare.
Son fils, Anne-Jules de Noailles a vécu, jusqu’à la fin de sa vie dans les années ’70, à Montreux, sur l’autre rive du lac.
Depuis quelques années, la ville d’Evian essaie de valoriser le souvenir de l’artiste, une des personnalités littéraires les plus brillantes de la première moitié du XXème siècle: un lycée porte le nom d’Anne de Noailles, un jardin votif a été aménagé autour du monument d’Amphion, quelques expositions ont eu lieu en 1999 et 2000.
Le célèbre hôtel “Royal” d’Evian a fêté l’entrée dans l’an 2000 en offrant à chaque client, chaque matin, pendant dix jours, un bristol portant deux vers écrits par Anne de Noailles.
Adrian Irvin ROZEI
Paris, décembre 2000