Logothètes, fromage au clou, lait caillé dans les encriers…** (I)

Ce texte a été publié dans la revue « 3R- Rădăcini, racines, radici » édité par l’Association « Memorie și speranță » dans son numéro 55 – 60 (juillet- décembre 2022) à Bucarest (Roumanie).

Dieu sait que peu d’hommes politiques éminents du 19ème siècle ont été plus éclaboussés de boue que Napoléon III, l’Empereur des Français !  

Tous les arguments, même ceux qui auraient milité en faveur de son œuvre, ont servi à distiller dans l’esprit des nouvelles générations l’idée que cette personnalité majeure, qui a marqué non seulement l’histoire politique, financière, économique ou culturelle de la France, mais même de l’Europe ou du monde entier, n’était qu’un dictateur “au petit pied”, un substitut d’opérette de son grand-oncle, une marionnette qui n’a laissé derrière lui qu’un pays autrefois glorieux, aujourd’hui humilié par une Allemagne à peine constituée,  mais déjà victorieuse.

On comprend bien que cette vision simpliste a balayé en un instant la réalité : la construction de la base industrielle de la France moderne, la mise en place d’un réseau de communications contemporain, le changement radical de physionomie des villes françaises, sans oublier les innombrables réformes administratives et législatives qui, pour l’essentiel, ne sont que la continuation des travaux du premier Empereur dans ce domaine. Mais on pourrait dire, dans la perspective de l’histoire, que tout homme politique ne devient important que par la grandeur de ses ennemis !

Napoléon III a eu la chance – ou le malheur ! – d’avoir pour ennemi Victor Hugo, monument national, dont les affirmations arrangeaient les intérêts de la Troisième République et qui, avec une obstination et une haine d’outre-tombe, l’a poursuivi, le surnommant “Napoléon le Petit”. Plus tard, cette image a cristallisé l’inimitié des intellectuels de gauche qui, jusqu’à aujourd’hui, définissent tout homme politique qui a décidé de changer le cours de l’histoire autrement que par des discours démagogiques, comme un “bonapartiste”. Etrangement, ils cachent délibérément même les avis de certains contemporains, considérés, d’autre part, comme une référence du républicanisme. Voici ce que Zola dit en substance de la relation entre Napoléon III et Victor Hugo :

“A vingt ans, je considérais le petit-fils du grand Napoléon comme un bandit, un homme sans scrupules, le “voleur dans la nuit” qui, comme dit l’expression établie, avait allumé sa lanterne au soleil d’Austerlitz. Mon Dieu, j’avais grandi au son des foudres de Victor Hugo…

Mais j’ai changé d’avis. Car, en réalité, Napoléon III décrit dans ‘Châtiments’ n’est rien d’autre qu’un épouvantail « sur mesure » avec bottes et éperons sortis de l’imagination de Victor Hugo. Rien n’est moins semblable que ce portrait, sorte de statue de bronze et de boue, érigée par le poète pour servir de cible à ses flèches acérées et, avouons-le, à ses crachats.”

Pourtant, plus de 135 ans après sa mort, les restes terrestres de l’empereur, malgré les divers efforts périodiques de ses admirateurs – il en existe une telle catégorie dans la France contemporaine ! – se trouvent toujours à Farnborough, en Angleterre, pays pour qui il avait une sympathie particulière, avec qui il s’est efforcé de renforcer les liens, et où il est mort en exil. Chose d’ailleurs inhabituelle à l’époque, voire dans une certaine mesure même chez les hommes politiques français d’aujourd’hui, un pays dont il parlait couramment la langue !

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que, comme le remarquait récemment un lecteur – c’est vrai, d’origine libanaise ! – dans le magazine “Le Figaro Magazine”, aucun boulevard important, aucune place majeure de Paris ne porte le nom de Napoléon III. Le seul endroit dédié à sa mémoire est une place de passage devant la gare du Nord. Bien qu’à côté des principales gares parisiennes, le long des boulevards représentant l’essence du style “haussmannien” – qui, en fait, devrait s’appeler “Second empire” – il y a même des hôtels qui rappellent le développement sans précédent du réseau ferroviaire sous le règne de Napoléon III. 

Encore plus! Il n’existe apparemment qu’une seule statue à l’air libre de Napoléon III dans toute la France, un buste dans le parc du même nom au centre de Vichy, copie de l’œuvre exécutée par le sculpteur Jean-Auguste Basse en 1852, qui se trouve aujourd’hui dans la salle des mariages de la mairie.

Cette sculpture, sous la forme d’une copie exécutée par le mouleur Lhuillier de Lapalisse, a été inaugurée le 28 juillet 1998 à Bucarest, sur la place du nom de “l’Empereur des Français”, adjacente à la rue de Paris.

Le 190e anniversaire de la naissance de l’empereur est célébré cette année-là et les autorités roumaines veulent perpétuer la mémoire de celui qui est considéré comme « le père de la Roumanie ».

Il est vrai que la seule grande puissance européenne qui a soutenu l’union des Principautés danubiennes, et notamment le futur prince Alexandru Ioan Couza, était la France napoléonienne. Sans avoir d’intérêts politiques directs dans la région, comme la Turquie, la Russie et l’Autriche, ou économiques comme la Prusse et la Grande-Bretagne, la France a compris l’avantage que représentait une Roumanie forte, pays tampon entre trois grands empires d’Europe de l’Est.

Ainsi, Napoléon III a dit :

« Si l’on me demandait quels intérêts la France a dans ces régions lointaines traversées par le Danube, je répondrais que l’intérêt de la France est partout où se manifeste une juste cause.

Et la Roumanie, à travers les retombées de l’éducation française distillée au cœur de sa vie politique et culturelle, a su lui être reconnaissante pendant plus d’un siècle.

L’année 2008, qui marquait l’anniversaire des deux siècles depuis la naissance de Napoléon III, aurait dû mettre en évidence la personnalité du deuxième Empereur des Français. Et pourtant, cet anniversaire n’a pas fait grand bruit en France. Il est vrai que le moment n’était pas très propice à une célébration bruyante, car, au-delà des inquiétudes suscitées par la crise économique mondiale, les références répétées des intellectuels de gauche, qui comparent le style autoritaire, directif et réformateur de l’actuel président de la France à celui pratiquée sous le Second Empire, incitait plutôt à une certaine discrétion.

En revanche, à Bucarest, les manifestations liées à cet événement se sont multipliées.

Le 7 octobre 2008, un colloque de l’Académie roumaine réuni sous le titre « Napoléon III – Alexandru Ioan Couza ; Destins parallèles” cinq conférences données par l’acad. Dan Berindei, Acad. Razvan Theodorescu, Acad. Florin Constantiniu, Christina Egli (Suisse) et Prof. Ion Bulei.

Le colloque a surtout insisté sur les années de jeunesse du futur empereur, passées en Suisse, ainsi que sur l’influence de Napoléon III et du style qui porte son nom dans la vie politique et l’urbanisme de la capitale roumaine. Les objets exposés étaient accompagnés d’une petite exposition, mais présentant de nombreux documents d’époque d’une valeur exceptionnelle – certains provenant des archives du ministère des Affaires étrangères – concernant les deux règnes parallèles. 

Le style de l’exposition intitulée “Napoléon III et les Principautés roumaines”, accessible au public dans les salles du Musée national d’art de Roumanie de fin octobre 2008 au 1er février 2009, était tout autre.
Comme le dit un commentateur français :

“… est une de ces expositions ‘à l’ancienne’ dont je croyais la recette perdue : elle traite le sujet en profondeur, sans chercher ‘le grand spectacle’. Documents d’archives, plans, chronologies permettant de comprendre la surprise représentée en 1859 par l’union de la Moldavie et de la Valachie, qui furent dotées d’un prince éclairé : l’oublié Alexandru Ioan Couza.”

Et, plus loin, Adrien Goetz, dans l’article intitulé « Vive l’empereur en Roumanie ! », résume plusieurs décennies de l’histoire des Principautés danubiennes dans un panorama agrémenté d’affirmations saisissantes, dont nous lui laissons la responsabilité :

« Il avait à peine eu le temps de s’équiper d’un service de Sèvres, d’une paire de pistolets de Gastinne-Renette et d’une théière Christofle (le tout présenté dans une vitrine), que Charles de Hohenzollern-Sigmaringen prit possession de sa principauté. Il avait été “testé” à Compiègne en 1863. Eugénie (de Montijo, épouse de l’Empereur de France) avait conversé avec lui. L’appartement B3 qu’il avait occupé au château a été reconstitué, c’est l’un des amusements de l’exposition : on se sent prêt à régner. Commande immédiate de légumières en vermeil d’Odiot et bientôt une couronne en acier du canon capturé aux Turcs, idée trop ingénieuse pour qu’elle ne soit pas volée (!) et pour qu’il ne porte pas une couronne d’or dans un pays si pauvre.” 

Mais le chroniqueur du “Figaro” indique, plus tard, qu’en 1873, à la mort de Napoléon III, les Principautés étaient le seul pays d’Europe à décréter une semaine de deuil national. Il a oublié de mentionner, ou peut-être personne ne lui a précisé, qu’en 1870, après la défaite de l’armée impériale à Sedan et en signe de solidarité avec la France, “La Marseillaise” était devenue une chanson tellement subversive dans les terres roumaines que le gouvernement du prince Charles, d’origine allemande, s’est senti obligé de l’interdire dans les lieux publics !

En tout cas, l’exposition présentée à Bucarest pourra être admirée par l’amateur français entre le 21 mars et le 29 juin 2009, sous le titre “Napoléon III et les Principautés roumaines”. 

L’endroit choisi est sans aucun doute le plus adapté à ce sujet… le palais de Compiègne !

* * * 

Le « Château de Bizy » est situé à proximité immédiate de la ville de Vernon, en Normandie, à seulement 90 Km à vol d’oiseau de Paris. 

Sa construction, commencée au XIVe siècle sur un terrain appartenant à une famille de hauts dignitaires de l’administration française, ne prit des proportions importantes qu’après la mort de Louis XIV en 1715. L’intendant financier du royaume, Nicolas Fouquet, qui avait suscité la jalousie du jeune roi en faisant construire le château princier de Vaux-le-Vicomte, avait été dépouillé de toutes ses richesses et jeté en prison jusqu’à sa mort. Ainsi, l’île de Belle-Île, propriété de Fouquet, qu’il avait fortifiée sur sa fortune personnelle, est reprise par les autorités royales. Le neveu de Fouquet, le duc de Belle-Île, qui s’était illustré par des faits d’armes exceptionnels pendant la guerre contre l’Espagne, attaqua l’administration royale et, après dix ans de procédure, obtint d’importantes indemnités qu’il consacra à la construction d’un château à Bizy, autre propriété de sa famille. Nommé maréchal en 1741, il entame la réalisation d’un projet grandiose, le château que l’on voit aujourd’hui, entouré d’un immense parc avec fontaines, avenues majestueuses et escaliers monumentaux.

Plus tard, Bizy devint la propriété du duc de Penthièvre, qui y résida à partir de 1783, multipliant les collections et décorations intérieures, grâce à sa richesse considérable. Réputé pour ses actes de charité, le duc, devenu “citoyen Penthièvre” à la Révolution française, est acclamé et respecté par les habitants de la ville, pourtant très républicains.

Après la mort du duc, la propriété passa de mains en mains jusqu’à ce qu’en 1858, le baron Schikler rachète l’ensemble du domaine. Enfin, en 1903, Bizy devient la propriété de Louis Suchet, quatrième duc d’Albufera, descendant du maréchal de Napoléon, duc et “pair de France”. Le château et l’ensemble de la propriété appartiennent toujours aux descendants de cette famille. 

Heureusement, malgré les vicissitudes des deux guerres mondiales, le château, les fontaines, le parc, même le mobilier (partiellement) ont été sauvés et aujourd’hui ils sont classés “monument historique”.

Une des salles principales du château est consacrée aux liens entre la famille Albufera et les personnalités de l’époque impériale : Joseph et Lucien Bonaparte, Cambacérès, Davout, Masséna, Suchet, etc.

Sur l’imposant bureau qui domine la pièce, à côté de deux paravents en laque de Coromandel et à côté d’une carte en cuir ornée du blason familial, on remarque un bel ensemble composé de deux encriers en cristal, d’un récipient à sable et d’une cloche en argent, posés sur un socle du même métal. Celui qui, avec l’autorisation du propriétaire du château, ouvrirait l’encrier de gauche, pourrait trouver un bout de papier pliée sur lequel est écrit au crayon le commentaire suivant :

“Cet encrier, qui a servi à la signature de l’acte unissant les Principautés Danubiennes, a été donné à mon Grand-Père Mr Jacques Poumay*, chargé d’affaires de Belgique vers 1865, par Alexandre Jean 1er, Prince Couza, né à Galati en 1820, mort à Heidelberg en 1873. Malgré l’opposition de Nicolas Vogoridés, il parvint à faire l’union entre la Moldavie et la Valachie. Pce de Moldavie en janvier 1859 il fut nommé quelques jours plus tard Pce de Valachie.  Il signa son abdication en 1866 à la suite d’une conspiration militaire.” 

Malheureusement, la propriétaire du château où, grâce à quelques connaissances locales, j’ai découvert l’intéressant témoignage d’une page majeure de l’histoire de la Roumanie, n’a pas la moindre idée sur la provenance de cet objet dans la famille Albufera.

Je compte sur les lecteurs de cet article, et les historiens que je consulterai, pour élucider ce mystère !

Adrian Irvin Rozei, Bizy, mai 2009

 

 –

*Jacques Poumay, banquier de réputation internationale, fut pendant des années consul de Belgique à Bucarest et accompagna pas à pas l’ascension et la disgrâce du prince Couza. Bon connaisseur des habitudes roumaines, voici comment il décrit les coutumes et le caractère de la population des Principautés Danubiennes :

Les Roumains aiment leur pays, ou du moins en parlent beaucoup et sont facilement émus lorsqu’ils entendent le nom de leur patrie. Leur littérature repose entièrement sur ce sentiment et celui de l’amour, mais peut-être encore l’imagination pèse-t-elle plus lourd que le cœur dans ces émotions violentes et rapides…

Les Roumains comprennent facilement, comprennent immédiatement et ont un bon esprit. Ils préfèrent, de tous les domaines d’études, le droit, car il privilégie un double instinct : celui de la finesse dans l’argumentation et celui de l’abondance dans le discours. Ajoutons que la multitude de procès rend la profession d’avocat très lucrative. Il y a, en gardant la proportion, plus de docteurs en droit parmi les Roumains que parmi tout autre peuple en Europe. La plupart d’entre eux ont étudié à Paris.

Ils lisent l’histoire avec avidité, mais pour satisfaire une curiosité enfantine plutôt que pour en tirer de grandes leçons. C’est pourquoi ils préfèrent l’histoire contemporaine et, dans cette histoire, la partie anecdotique. Ils aiment les brochures, l’histoire lue dans l’alcôve. Il leur semble que les vices des grands les absolvent de leurs propres vices. Quelques-uns, cependant, ont abordé le côté savant de l’histoire ; ils ont collecté beaucoup de documents, mais ils manquent d’esprit de coordination…

En philosophie, ils aiment beaucoup les arguties, mais se soucient peu des grands problèmes religieux et sociaux…

Les sciences exactes sont cultivées par quelques jeunes, étant, en général, négligées par la masse des étudiants.

Les affaires politiques les concernent au plus haut point. Depuis dix ans, les Roumains n’écrivent que des articles de journaux et ces articles, lorsqu’ils ne sont pas écrits par des personnalités, ne font que développer des théories idiotes, qui n’ont pas la sanction de l’expérience.

L’imagination des Roumains est vive et mobile… Ils s’excitent facilement et ne se calment pas moins vite… Leur sensibilité se rapproche de leur imagination.  Ils tombent amoureux rapidement et oublient encore plus vite. Avec eux, aucune impression ne dure ; elle ne garde pas plus le souvenir du mal que celui du bien. Ils ne sont pas du tout vindicatifs, tout comme ils ne sont pas reconnaissants.” 

** Ce texte a été écrit en roumain, en 2009.

Une visite récente au Château de Bizy m’a permis de constater qu’il reste toujours valable. Et d’ajouter les images qui l’illustre.

Le titre « Logothète, fromage au clou, lait caillé dans l’écritoire »   est la traduction d’un adage roumain qui dit :

« Logofete, brânză’n cui, lapte acru’n călimări, chiu shi vai prin buzunări ! ».

En français (simplifié !) :

« Logothète, fromage au clou, lait caillé dans l’encrier, vide et malheurs dans les poches ! »

Il s’agit d’une pique adressée à ceux qui se prennent pour de grands écrivains, mais qui tirent le diable par la queue.

« Le logothète (en grec λογοθέτης, logothétēs, pl. λογοθέται, logothétai) est un titre administratif byzantin. À partir de la période méso-byzantine, il acquiert un rang élevé et équivaut à un ministre ou un secrétaire d’État ».

Cette fonction s’est perpétuée dans les pays roumains jusqu’aux temps modernes. Elle a disparue en même temps que la structure administrative féodale.

A suivre…

 

Adrian Irvin ROZEI

Château de Bizy, septembre 2022

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