Le retour de « Genji » (I)

Boulogne, le 24/12/2023

J’ai découvert l’existence de « Genji Monogatari » il y a quelques six décennies.

En 1969, alors que j’étais en dernière année à l’École des Mines, mes collègues ont décidé que nous devrions aller, en « voyage de promotion », au Japon.

C’était l’époque où le Japon était très à la mode. Le pays du Soleil-Levant était perçu comme « l’avenir de l’humanité », surtout à cause des progrès technologiques qu’il engendrait jour après jour.

En ce temps-là, on découvrait, à chaque moment, un nouveau produit électronique mis sur le marché par le Japon à un prix inégalable et en quantité presque illimitée : des postes de télé, des transistors, des magnétophones, des radios portables etc.

D’ailleurs, même dans un pays communiste, comme la Roumanie, cette fascination se faisait sentir. Je me souviens de notre prof d’électronique à l’École Polytechnique de Bucarest, qui avait eu la chance de suivre un stage au Japon, et qui n’arrêtait pas de nous chanter les louanges du système japonais, même si, à l’époque, dans ces contrées, il valait mieux encenser un pays socialiste.

Le résultat est que nous l’avons surnommé « Suzuki », d’après le nom de la servante de Mme Butterfly, en japonais Cio-Cio-San, l’héroïne du roman devenu un opéra célèbre, grâce à Giacomo Puccini.

Je n’ai pas cru un seul instant que nous serions capables, avec mes collègues de l’Ecole des Mines, de rassembler les fonds énormes, exigés par un voyage dans un pays aussi lointain et si cher que le Japon !

En fin de compte, notre voyage a eu lieu… en Grande-Bretagne !

Mais, pour m’amadouer et me faire participer à la préparation du projet, ils m’ont proposé de me charger de la partie culturelle.

Apparemment, ils avaient parfaitement compris quel était mon point faible !

Décoration qui rappelle le Japon dans notre maison de Boulogne

J’ai accepté, bien sûr, et, à l’occasion de mon premier passage à Paris, je suis allé au Centre culturel japonais où j’ai expliqué au chargé de mission le but de ma visite.

Extrêmement aimable et très compétent, il m’a apporté une pile de documents répondant exactement à ma demande.

Parmi les dizaines de prospectus, brochures, cartes, – en français ! – que j’ai offerts gratuitement, un petit livre a attiré mon attention.

Il s’intitule « Introduction à la culture japonaise » (Kokusai Bunka Shinokai). 

Mon premier livre sur la culture du Japon et quelques notes de 1969

En moins de 100 pages, tout est dit sur ce sujet ! De manière synthétique, sans le langage ampoulé des « spécialistes » de l’art, sans périphrases et sous-entendus, sans références obscures et listes bibliographiques… que personne ne consulte jamais, en dehors des gens de métier… et encore !

J’ai donc gardé précieusement ce livre, que je feuillète chaque fois que son sujet revient dans l’actualité, que ce soit à l’occasion de la lecture d’un texte en rapport avec le pays du Soleil-Levant, d’une cérémonie du thé, d’un spectacle de théâtre Kabuki ou de la préparation d’un voyage au Japon. 

Le livre mentionne avec des illustrations, surtout en noir et blanc, les principaux domaines de l’art japonais :

  • l’art primitif,
  • la sculpture,
  • la peinture,
  • les estampes,
  • l’architecture,
  • les jardins,
  • le théâtre avec ses spécialités (Gagaku -la musique classique la plus ancienne-, Bugaku – danse masquée-, Noh – la représentation réduite à sa plus simple expression-, Kyogen -l’interlude du Noh-, Bunraku – le théâtre de marionnettes-, Kabuki -le théâtre national de tradition-, tout comme le théâtre moderne),
  • les arts domestiques (Ikebana – l’art de l’arrangement des fleurs, la fête des poupées ou celle des carpes, Chanoyu -cérémonie formaliste du thé).

Ce n’est que vers le tiers de mon petit fascicule, dans la section « peinture », que j’ai découvert l’existence des Emaki, « si particuliers du Japon, qui naquirent à ce moment » !

C’était « de longs rouleaux, artistiquement composées, qui racontent, par des peintures et des narrations, des légendes anciennes ou des romans de l’époque. Les plus célèbres sont ceux qui représentent les scènes du fameux Genji Monogatari, légende écrite par une femme appelée Murasaki. 

Ma découverte de Genji et les notes de 1969

Cette œuvre est, pense-t-on, le travail commun du peintre FUJIWARA-no-Takayoshi et du calligraphe FUJIWARA-no-Korefusa, vers la première moitié du 12ème siècle.

Seuls des fragments sont actuellement conservés. 

                                                   *   *   *

Voyons donc ce que raconte ce « Genji Monogatari », en français « Le Dit du Genji, ou Conte du Genji, ou Roman de Genji », pour que les « spécialistes » le qualifient « dune œuvre considérée comme majeure de la littérature japonaise du xie siècle ».

Les mêmes spécialistes affirment que « comme avec la plupart des ouvrages de l’époque de Heian, le Dit du Genji a probablement été écrit principalement (ou peut-être entièrement) en caractères kana (écriture phonétique japonaise) et non en caractères chinois, car il a été écrit par une femme pour un public féminin. »

Autrement dit, à la façon de notre époque, il s’agit d’un serial à l’eau de rose, dont le but est d’occuper les après-midis des ménagères de quarante ans pendant les longues journées d’hiver et leur proposer un sujet de conversation avec leurs copines !

Peu importe si les âges, les moyens matériels ou de communication n’étaient pas les mêmes, il y a dix siècles !

Le sujet est le même… depuis que le monde est monde ! 

« L’intrigue du livre se déroule pendant l’époque de Heian. Le Genji est un fils d’empereur qui ne peut prétendre au trône. Il est donc à l’origine d’une nouvelle branche (, ji) impériale.

Le Dit du Genji, qui se présente comme un récit véridique (物語monogatari), raconte la vie d’un de ces princes impériaux, d’une beauté extraordinaire, poète accompli et charmeur de femmes. Toutefois, bien que le roman soit présenté comme une histoire vraie, on pense généralement que Murasaki Shikibu s’est inspirée de Fujiwara no Michinaga (966-1028), un homme d’État réputé.

Il s’agit pour beaucoup du premier roman psychologique du monde. Le caractère intemporel des relations humaines y est pour beaucoup et, si les us et coutumes de la cour peuvent nous être étrangers, les vicissitudes que rencontrent les personnages sont bien plus familières. Par bien des aspects, l’œuvre est une critique incisive et complète des mœurs décadentes de la cour de Heian, mais avec un regard intérieur, intime car, après tout, l’autrice est elle-même un membre de la cour.

Si on prend en compte la date de l’œuvre, les sujets abordés sont très en avance sur leur temps. Il y a là la femme bafouée, le mari jaloux, la courtisane, le séducteur impénitent, la fascination du pouvoir, les différentes classes sociales, l’argent. »

Par rapport à d’autres Don Juan, Pinkerton ou Casanova qui ont suivi, Genji jouit de l’avantage de vivre dans un monde où la polygamie est officiellement acceptée, ce qui lui permet de jouer « les grands seigneurs », de quitter et revenir à ces anciens amours …sans trop de casse !

Ce serait, plutôt, la preuve que « les grands sentiments font la grande littérature » ! En tout cas, celle qui dure !

Comme le sens des mots, tout autant que leur sonorité restent un sujet réservé à une infime minorité, le vrai intérêt pour le lecteur contemporain non-japonais réside dans la beauté de la calligraphie, dans le jeu chatoyant des couleurs et la transcription visuelle des relations entre les différents personnages.

Même le suivi de l’action n’est pas facilité par la multiplication des personnages (plus de 200 !) et par le fait qu’ils sont désignés par leur titre de Cour, qui peut évoluer au long des 54 chapitres et plusieurs dizaines d’années.

En revanche, le style de peinture de ces « bandes dessinées » qui suivent les règles du genre traditionnel de la cour, des maisons sans toit (fuki-nuki-yatai), qui permet de voir ce qui se passe à l’intérieur, rend plus facile le suivi de l’action. Tout autant, la peinture stylisée des figures ne comprend qu’une simple ligne pour l’œil et un trait recourbé pour le nez.

S’il est difficile de juger de la sophistication de l’art de la musique ou de l’éloquence d’après un rouleau de parchemin, le brio de l’emploi de la couleur, du tissage, le sommet du mariage des teintes… saute aux yeux dans la technique du vêtement.

« Se vêtir paraît être un passe-temps des plus éminents à la cour de Heian. Le Genji choisit toujours ses tenues avec soin et la concordance des couleurs ainsi que la qualité des tissus est primordiale.

La culture japonaise est très liée aux passages des saisons. La couleur des vêtements s’accorde ainsi avec la nature : blanche pour l’hiver, très colorée pour l’été, brun pour l’automne.

Le statut social des personnages influe sur le choix des vêtements. Par exemple : vert pâle pour un jeune aristocrate devant faire ses preuves à la cour. »

C’est, certainement, l’aspect le plus chatoyant de l’art de cette époque pour l’amateur contemporain.

 *   *   * 

Bien-sûr, une œuvre aussi foisonnante et variée, n’a pu que générer d’innombrables copies, variantes et interprétations à travers le temps.

Le Dit du Genji ayant plus de 1000 ans, la date officielle de célébration du millénaire du Genji a été fixée à l’an 2008. On a pu voir cette année-là plusieurs adaptations scéniques de ce classique de la littérature, dont le fameux chapitre de « La Fleur de safran ».

Le Roman du Genji a été un thème favori de la peinture japonaise, notamment dans le mouvement du yamato-e à l’époque de Heian, la peinture sur panneaux de l’école Tosa ou des estampes ukiyo-e.

Minamoto no Morotoki mentionne déjà des peintures inspirées du Genji en 1119 ; la plus ancienne œuvre conservée reste les Rouleaux illustrés du Dit du Genji (env. 1120-1140), un emaki typique de l’art de la cour de Heian, caractérisé par ses pigments riches apposés sur toute la surface du papier (tsukuri-e) et une atmosphère nostalgique, intimiste, suspendue dans le temps.

Plusieurs autres adaptations sur rouleaux, panneaux ou paravents sont mentionnées à l’époque de Kamakura Kamakura jidai, (1185–1333), mais le thème devient réellement classique à l’époque de Muromachi (xivexve siècles). Ainsi, les figures les plus influentes comme Oda Nobunaga commanditent des peintures du Genji ; de nombreux exemplaires des écoles Tosa et Kanō demeurent de nos jours. Ces peintures sont généralement désignées sous le terme générique de Genji-e (littéralement « peinture de Genji »).

Mais ce sujet reste tout aussi populaire au XXème siècle.

Plusieurs mangas s’en inspirent, partiellement ou intégralement, comme Asaki yume mishi de Waki Yamato, ou les œuvres homonymes de Miyako MakiHōsei Hasegawa ou Tatsuya Egawa.

A suivre…

 

Adrian Irvin ROZEI

Boulogne, décembre 2023

2 thoughts on “Le retour de « Genji » (I)

  1. I.P. din München scrie:
    Bonsoir Adrian,

    Fff interesant articolul tău despre Genji… ce nu ai cum să știi, eu sunt o passionata de literatură/cultura japoneză.
    În contextul in care trăiesc în aceste săptămâni la Roma , “povestioara” ta mi-a făcut poftă sa citesc G. Monogatari în italiană, așa încât mi-o voi cumpăra/comanda mâine la prima oră când deschid librăriile.

  2. A. D. din Languedoc comenteazà:
    Buna seara Domnul Rozei,
    Interesant articol si ca o coincidenta – eu sunt foarte ancorata în arta japoneza. Am facut nenumarate reproduceri dupa stampele japoneze originale incercand sa inteleg cate ceva din reprezentarile de exceptie, ce mi-au deschis un orizont prin observatie, sinteza, demnitate si intelegerea fiintei umane, fara sa se cada in sentimentalism.
    Am studiat un timp arta ceaiului, cu ritualulurile traditionale, simbolurile, obiceiurile, semnificatiile. De asemenea m-a interesant comportamentel gheiselor, acele curtizana cultivate, educate, care respecta arta sexualitatii fara sa cada in vulgaritate fara excese erotice. Totul pare rafinat, masurat, gandit, simtit, in dorinta de a-i oferi partenerului posibilitatea de a se simti bine, valorizat, fara reticente, complexe si gene inutile. Literatura, muzica, dans si multe alte categoriin artistice care le dau nota excelentei. Acest fel de joc este condus cu maiestrie, stiinta si multe alte lucruri pe care mamele le transmit de generatii intregi fiicelor lor.
    Filmele japoneze erau cele de la care nu lipseam niciodata in Romania. Capodopere pe care le tin inca minte si pe care nu evit sa le revad atunci cand ocazia se prezinta.
    Multumesc pentru cele scrise atat de bine.
    Toate cele cuvenite,

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