Qu’est-ce que vous faites dans la vie pour gagner votre croûte ?
Plus de cent fois j’ai entendu cette question, dans la bouche d’innombrables interlocuteurs. Souvent, on m’a posé la question au hasard des rencontres dans un restaurant, dans une salle d’attente d’un aéroport ou d’un hall de gare. Après avoir parlé, à bâtons rompus, de littérature, d’arts ou de voyages et, surtout, des articles écrits à ce sujet, avec une relation fortuite, qui redeviendra un inconnu quelques minutes plus tard, j’ai entendu cette question. Et quand je réponds, ingénument : « Je suis ingénieur ! », ma connaissance de dix minutes écarquille les yeux et semble tomber d’une autre planète.
Si j’avais répondu que je suis serveur de restaurant ou garçon de courses, tout le monde aurait trouvé cela normal : « Le pauvre, ne pouvant vivre de son art, il est obligé de faire n’importe quel métier pour survivre ! Mais, puisqu’il est ingénieur (sous entendu, qu’il gagne bien sa vie), pourquoi doit-il se faire suer et écrire ? » Comme si écrire était un devoir, pire encore, une obligation pour survivre !
Mais ceci n’est qu’une variante de la corvée de l’ingénieur !
Puisque tout de suite on rencontre d’autres personnes qui vous disent, à bout portant : « il y a deux catégories de gens dans ce monde: les artistes et ceux qui passent leur vie à la gagner ! »
En quelque sorte les êtres en contact avec la Divinité et « les ingénieurs ». Sous entendu, puisque tu es ingénieur, jamais tu ne comprendras ce que c’est que « l’Art », avec un « A » majuscule !
Seulement, la pratique démontre qu’on a vu d’innombrables fois des « ingénieurs » devenir, plutôt être reconnus comme de vrais artistes (écrivains, peintres, musiciens etc.), mais rarement des artistes qui construisent des ponts, des autoroutes, voire des colonnes de distillation de pétrole. Mais ceci, au vu des gens du métier artistique, ou qui se considèrent comme tels, n’est pas un art. L’art n’est que ce qu’on excrète en contact avec les Dieux, on dirait la Pythie qui parlait sous l’effet des émanations du sous-sol à Delphes.

Dédicace de Serre sur son livre de dessins humoristiques : « Serre…vice compris ».
Le métier de l’ingénieur spécialiste de la vente ne se limite pas à l’exportation des installations industrielles !
Encore pire, il suffit de répéter à gauche ou à droite qu’on est ingénieur, pour s’entendre dire : « Au fait, puisque vous êtes ingénieur, vous devez savoir réparer ma vieille voiture, qui a un problème de carburateur ! »
C’est drôle, on n’a jamais demandé à un gynécologue de s’occuper d’un vieillard qui a la maladie d’Alzheimer, ni à un ostéopathe de régler un problème de cardiologie (encore que l’ostéopathe est censé pouvoir tout régler, depuis le mal au dos jusqu’aux migraines des femmes à l’âge de la ménopause !). Mais quand on est ingénieur, on doit aussi bien savoir planter un clou, que vendre 2000 tonnes de nitrate en Amérique du Sud.
C’est vrai que, pendant des années, j’ai affirmé que le métier d’ingénieur mène à tout… à condition de savoir s’en sortir à temps ! Et cela, puisqu’en regardant l’Annuaire de l’école d’ingénieurs dont j’ai suivi les cours, je me suis aperçu qu’il y avait un cardinal, aussi bien qu’un président du Sénat qui a, d’ailleurs, rempli, pour quelques semaines, la fonction de Président de la République Française. Mais tout ça ne vaut rien, puisque aux yeux des « artistes », il n’a pas produit d’œuvre d’art !
Ce qu’ils oublient de dire, peut-être, tous ces artistes, c’est qu’ils peinent comme des esclaves, à l’exception de quelques-uns d’entre eux qui sont arrivés à la gloire, pour gagner une maigre pitance.
Alors que les ingénieurs, quand ils dédient à l’art leurs moments de loisirs, n’ont aucune contrainte, ils peuvent s’exprimer comme et quand ils le veulent, sans faire de concessions, ni morales, ni matérielles, à ceux qu’ils doivent flatter pour être publiés ou joués.
Seulement, cette liberté d’expression a, elle aussi, ses limitations.
Car les moyens de diffusion, pour atteindre le public, étant monopolisés par les « artistes », il ne suffit pas d’avoir créé! Il faut encore avoir accès aux médias ! Et ça, ce n’est pas si simple, parce que la caste des « artistes » ne peut pas accepter qu’un néophyte s’y introduise. Si par malheur il y arrivait, on s’apercevrait que leur monopole sur la culture ne se justifie guère ! Puisque, souvent, leurs productions ne sont pas meilleures que celles d’un amateur doué.
Eh, oui ! C’est ça le malheur de l’artiste ! Il ne suffit pas d’avoir fait les Beaux-Arts pour être un Van Gogh, là où d’innombrables amateurs y arrivent !
Alors qu’il est plutôt rare de voir un quidam, qui n’a pas fait l’Ecole Polytechnique, construire une voûte de salle de sport en lamelles entrecollées !
Et c’est ça la revanche de l’ingénieur !
Buenos Aires, novembre 2004, «Juan Tenorio», restaurant « branché » du quartier de la Recoletta