Ce texte a été publié dans la revue « 3 R », éditée par l’association « Memorie şi speranţă » en Roumanie, dans le no. 4-6, daté avril-juin 2018.
LA BOUCHE DE L’ENFER…
Rome, le 25/05/2018
« Il ne faut jamais laisser la vérité
détruire une bonne histoire. »
– Michel de Grèce
La Via Gregoriana est une petite rue, en plein centre de Rome, qui commence à la « Via di Capo le case » et aboutit à la « Piazza Trinità dei Monti ».
Elle a été ouverte par le Pape Grégoire XIII Boncompagni en 1575, à l’occasion du Jubilé, fêté cette année-là. Le but recherché était de faciliter l’accès au sommet de la colline du Pincio.
Par la suite, le Pape Sixte V a prolongé cette voie avec la « Strada Felice » (aujourd’hui « Via Sistina »), qui amène le passant jusqu’à la Basilique de Santa Maria Maggiore.
La Via Gregoriana relie, donc, le sommet du « cartiere francese », puisque Trinità dei Monti, tout comme la Villa Médicis, a toujours été sous contrôle français, avec la rue « Capo le case », qui était, au XVIIIè siècle, la zone préférée des voyageurs étrangers. D’ailleurs, étant un peu moins sous l’influence du pape, dans cette rue, un peu excentrée, on trouvait, l’un à côté de l’autre, des hôtels pour voyageurs, des hôtels de passe ou des « trattoria » pour toutes les bourses.
Cette particularité se retrouve même de nos jours et peut être remarquée grâce aux plaques qui indiquent le passage dans ce quartier de nombreuses personnalités culturelles, politiques, religieuses… du XIXè ou du XXè siècle. On peut relever les noms de Gogol, Ibsen, Ste. Thérèse et tant d’autres, qui ont habité ces maisons.
La « Via di Capo le case » (« Où les maisons commencent ») présente aussi une autre particularité : elle abrite « le clocher qui danse »!
L’église Sant’Andrea delle fratte (Saint André-des-bois) est dominée par un élégant clocher baroque en marbre blanc, qui se détache sur la façade en brique rouge de l’édifice. Eh bien, il suffit de regarder ce clocher pendant que les cloches sonnent, pour s’apercevoir qu’il bouge, au rythme des coups frappés !
Mais, la rue « Via Gregoriana » est beaucoup moins « agitée » que sa voisine, « Capo le case ».
C’est probablement pour ça qu’elle a abrité, à travers les siècles, bon nombre d’artistes comme Ingres, Pietro Bracci, Angelica Kauffman etc.
Et, encore de nos jours, on peut y rencontrer des clubs de jazz ou des bars huppés.
Toutefois, la vision la plus surprenante de la rue se rencontre au no. 30.
Ici, un portail rappelant une monstrueuse bouche d’enfer, flanquée par deux fenêtres grillagées dans le même style, perce le mur blanc et lisse.
Cette présence inattendue intrigue le passant d’autant plus qu’aucune plaque, aucune inscription ne vient éclairer sa lanterne pour ce qui est de l’origine de l’édifice ou de sa fonction présente.
Il suffit de fouiller un peu dans les archives, pour découvrir qu’il s’agit du Palazzo Zuccari, construit en 1591.
« Le peintre et historien d’art Federico Zuccari fit construire cette maison pour sa famille… Le rez-de-chaussée est décoré de fresques. Ayant beaucoup aimé les monstres de pierre du Sacro Bosco (Bois sacré) près de Bomarzo*, il en commanda un pour orner la façade ».
Zuccari étant décédé avant la fin des travaux, le palais a changé plusieurs fois de propriétaire, jusqu’au début du XVIIIè siècle, quand il a été acheté par Luisa Marie Casimira.
Luisa Marie Casimira de la Grange d’Arquien (également connue sous le diminutif de « Marysieńka », (Nevers, 28 Juin 1641 – Blois, 1 Janvier 1716), a été reine consort de la Pologne et consort Grande – Duchesse de Lituanie en tant qu’épouse de Jean III de Pologne, de 1674 à 1696.
C’est ce personnage, qui a vécu dans ce palais entre 1702 et 1714, qui fait le lien entre l’Italie, la France, la Pologne, la Lituanie, l’Autriche et… la Roumanie! Une vraie « Union Européenne »!
Née à Nevers en 1641, Luisa Marie Casimira
« a épousé Jan Sobieski le 14 juillet 1665. Sobieski fut élu roi de Pologne en 1672 , certainement grâce aussi à l’influence de sa femme, et fut couronnée dans la cathédrale de Cracovie le 2 février 1676. Comme reine de Pologne, Marie Casimira a soutenu la proposition d’une alliance entre la Pologne et France, intriguant en même temps pour obtenir des privilèges personnels et pour sa famille de la part du roi Louis XIV.
Le couple royal est devenu célèbre pour ses lettres d’amour passionnées, dont beaucoup ont été écrites entre 1665 et 1683, pendant les années où Jan Sobieski était engagé dans des guerres contre l’Empire ottoman ou lors de voyages fréquents. Les lettres montrent toujours l’harmonie des deux amants, mais aussi rendent compte de leurs réflexions personnelles sur les événements vécus, sur leurs contemporains et leurs difficultés, comme d’ ailleurs leurs préoccupations, étant le roi et la reine d’un Etat. Publié longtemps après la mort des deux, elles sont devenues très populaires et ont garanti à la reine le diminutif affectueux de “Marysieńka”. »
* * *
Pour le lecteur européen,
« Jean III Sobieski, né le 17 août 1629 au château d’Olesko, près de Lviv (alors en Pologne), et mort le 17 juin 1696 à Varsovie, roi de Pologne de 1674 à 1696 et grand-duc de Lituanie, est un héros national polonais, notamment en raison de sa victoire sur les Turcs devant Vienne en 1683 ».
Mais, pour le lecteur roumain, et surtout moldave, le nom de Jan Sobieski rappelle d’autres souvenirs!
Un beau jour de septembre 1686, alors qu’il avait combattu avec succès les Ottomans à Vienne trois années auparavant, Sobieski revenait d’une campagne contre les Turcs, à travers le nord de la Moldavie.
Remarquant « Cetatea Neamtz » (La Citadelle de l’Allemand), Sobieski s’étonne de constater que celle-ci n’a pas été occupée par l’armée polonaise. Il décide donc qu’il doit le faire tout de suite, espérant trouver quelques trésors cachés, et envoie un émissaire pour demander aux troupes moldaves de se rendre. Ceux-ci refusent!
Alors, Sobieski décide d’assiéger la citadelle, sans savoir que ses défenseurs ne comptent pas plus de 19 soldats.
Les combats ont duré 5 jours, jusqu’au moment où la garnison moldave est restée sans munitions, ni provisions. Alors, ils ont négocié un sauf-conduit pour les survivants, contre l’abandon de la citadelle. Le prince polonais accepte.
Grande fut sa surprise quand il découvrit que ces derniers, qui sortent par la grande porte, ne sont que trois soldats encore valides, portant sur leurs épaules, trois autres combattants blessés!
Sobieski, touché dans son honneur de grand général, à qui une poignée de soldats a tenu tête, décide de les passer par le fil de l’épée.
Mais, son adjoint, le hatman Iablonski, impressionné par le courage des combattants moldaves, le persuade de les laisser rentrer librement chez eux.
C’est ce qui se passe, pendant que l’armée polonaise s’éloigne, abandonnant la citadelle vide.
* * *
C’est ainsi que l’histoire est racontée par l’écrivain roumain Costake Negruzzi, qui a repris l’information du texte rédigé par le prince moldave Dimitrie Cantemir, dans sa fameuse « Histoire de l’Empire Ottoman », écrite vers 1700.
Et c’est ainsi que l’apprennent les écoliers roumains, depuis 1845.
Quelle est la réalité historique ?
Difficile de se prononcer !
Certains historiens soutiennent qu’il s’agit seulement d’une légende. D’autres, que c’est un fait historique confirmé.
De tels contes existent dans d’autres pays. Par exemple, « los Niños Héroes », les cadets mexicains qui auraient défendu la forteresse de Chapultepec contre les troupes américaines, au XIXè siècle.
Je ne sais pas si les historiens modernes ont pensé à vérifier si Sobieski a parlé de cet « incident » dans ses lettres adressées à sa bien-aimée Marisyeńka.
Peu probable! Car ce fait d’armes n’est pas tout à fait à son honneur. Même s’il s’est racheté en offrant, à chaque défenseur de la citadelle, 50 zlotys d’or!
* * *
Quant à notre « bouche de l’enfer » de la Via Gregoriana, elle cache aujourd’hui un réputé ensemble de livres d’art, la « Biblioteca Hertziana », fondée en 1904 par Henriette Herz.
Une bibliothèque ultramoderne de cinq étages, a récemment été construite dans la cour du Palais Zuccari.
Sous ses fondations, les archéologues ont découvert le jardin antique de Lucullus, mais le bâtiment de la nouvelle bibliothèque n’est ouvert qu’aux chercheurs accrédités.
Pour la bonne bouche! De l’enfer ?
Adrian Irvin ROZEI
Rome, mai 2018
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*Selon Wikipedia :
« Les Jardins de Bomarzo, appelés aussi Parc des monstres (Parco dei Mostri en italien), sont un complexe monumental situé dans la commune de Bomarzo dans la province de Viterbe au nord du Latium en Italie.
Les Jardins de Bomarzo sont les jardins les plus extravagants de la Renaissance italienne. Ils se composent d’un parc boisé, situé au fond d’une vallée dominée par le château des Orsini, et peuplée de sculptures, de petits bâtiments et d’ornements architecturaux tels que des vasques, urnes ou obélisques répartis au milieu de la végétation naturelle.
Aussi bien l’histoire de la création des jardins que l’interprétation des sculptures et des textes gravés, ici et là dans le parc, sont aujourd’hui encore sujettes à controverses entre les historiens.»
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Service après vente
Paris, 4/10/2018
Un ancien collègue de l’Ecole des Mines me signale l’existence au XIXème siècle, à Paris, Blvd. de Clichy, d’un cabaret, nommé « L’Enfer ». La ressemblance avec la « Bouche de l’Enfer » de Rome est étonnante !
Un coin d’histoire dont je n’avais entendu parlé. Ignorance totale.
Bonne journée tout de même.
D. G.. C. a écrit:
Jean Sobieski n’est pas seulement un héros polonais, c’est aussi un héros européen … mais il n’y a sans doute qu’une petite minorité de Français qui en sont convaincus et ce n’est plus à la mode de célébrer ceux qui nous ont délivré des ottomans. Mais le duc de Lorraine, à la tête des armées impériales, a aussi ses mérites et avait été quelque peu mortifié de voir la gloire revenir à Stanislas.
Bien intéressant ton article sur le palais de Casimira . As tu les références de sa correspondance avec son époux roi de Pologne ? J’aimerais bien essayer de la trouver .