Béziers, 20/08/2023
L’année 2023 est un moment clé pour le souvenir de la Résistance française pendant la Deuxième Guerre Mondiale : quatre-vingts ans sont passés depuis la création du Conseil national de la Résistance le 27 mai 1943.
C’est à ce moment-là que se révèle la personnalité historique de Jean Moulin, le chef du CNR, qui réunit les dirigeants de tous les groupes de la Résistance française. Tout le monde connaît son action et son sacrifice, dans les semaines qui ont suivi.
Mais, moins nombreux sont ceux qui connaissent les dons et l’activité artistique de Jean Moulin, ainsi que le lien de celle-ci avec son action dans la Résistance.
Né à Béziers, en 1899, Jean Moulin a montré, dès l’âge de cinq ou six ans, un réel don pour le dessin. Ce qui ne fait pas le bonheur de son père, qui craignait que ce don ne compromette les études de l’enfant. Mais, le petit Jean s’entête et, bientôt, il est capable de faire les caricatures de ses professeurs.
« Jean était un garçon espiègle et taquin », dit Laure Moulin, sa sœur, dans la biographie qu’elle allait lui consacrer en 1969. Ce sont ces traits qui caractérisent le mieux l’art de Jean Moulin, jusqu’à la fin de sa vie.
Il a le don évident de croquer ses contemporains, que ce soit dans le milieu de sa jeunesse, dans le département de l’Hérault, en Bretagne ou à Aix-les-Bains par la suite.
Le résultat est une collection très fournie de dessins, croquis et aquarelles qui, grâce au don de Laure Moulin à la Ville d Béziers en 1975, se trouvent aujourd’hui dans les réserves du Musée des Beaux-Arts. Une partie de ces « irrésistibles croquis » ont pu être admirés au Musée Fayet de Béziers entre le 22 Mars et le 31 Août 2023. En même temps, d’autres activités liées à l’œuvre artistique de Jean Moulin se sont déroulées au Théâtre Municipal, aux Archives municipales, à la Médiathèque André Malraux, au CIRDOC etc. Le tout dans le cadre de « L’année Jean Moulin » à Béziers.
Cette passion pour l’art et le dessin humoristique en particulier peut paraître étrange et sans rapport avec l’activité de résistant de Jean Moulin. Même si, à partir de 1943, il a utilisé ses dons artistiques pour se créer une couverture de marchand de tableaux et ouvert la « Galerie Romanin » – dont le nom reprenait son pseudonyme d’artiste.
Daniel Cordier, Compagnon de la Libération, secrétaire personnel de Jean Moulin, membre du Comité d’honneur de l’Association nationale des Amis de Jean Moulin, raconte :
« …j’étais chargé de prendre à la mairie, avec sa fausse carte d’identité les vrais tickets d’alimentation…et j’ai bien vu quelle était son identité, qu’il était Jacques Martel, artiste peintre, décorateur, et je m’étais permis de lui faire la remarque -c’est dire la familiarité de nos rapports-, je lui ai dit : « C’est étonnant que vous preniez une profession qui n’est pas très sérieuse et qui, finalement, risque de vous faire repérer. » Alors, il m’a répondu : « Mais vous vous trompez. Ce qui est le plus voyant demeure le plus invisible… »
Un trompe-l’œil, sur un mur de la ville de Béziers, rue Mairan, rappelle l’activité de galeriste de Jean Moulin. On y voit la façade de sa galerie de Nice, surmontée d’une fausse fenêtre à travers laquelle on aperçoit sa fameuse photo à foulard et chapeau, présente dans toutes les mémoires.
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Parmi les dessins de Jean Moulin datant des années ’30, au moins un mentionne « Montmartre ».
Il s’agit d’un dessin colorié, faisant partie de la série « Sports d’hiver », à l’encre de Chine et aquarelle, signé « Romanin ».
Il est intitulé « L’intoxiquée » et représente un instantané surpris dans un bar où quelques joyeux convives « de la haute » semblent arroser copieusement la fin d’une séance de « sports d’hiver ». Au premier plan, une dame très chic, avec un pilulier à la main, confesse à son interlocuteur : « Que voulez-vous, mon cher, moi je préfère la neige de Montmartre ! »
Mais, certainement, beaucoup plus intéressant est le témoignage de Daniel Cordier qui raconte « Le 27 mai 1943 » :
« …curieusement, la soirée où il m’a le plus longuement parlé de peinture – je dois dire que toute la soirée a été consacrée à cela-, c’est la soirée du 27 mai 1943 où il a réuni le Conseil National de la Résistance. Je l’ai vu et accompagné avant la réunion puisque nous avions reçu le texte du général de Gaulle, manuscrit, et que je l’avais gardé, naturellement, avec les archives, pour le lui donner à la dernière minute. Je lui ai remis ce texte quand il est entré. A la sortie, je suis revenu pour prendre les papiers, les instructions, comme cela se passait d’ailleurs chaque fois…
Il était, je crois, vers quatre heures de l’après-midi ; et Jean Moulin m’a donné rendez-vous pour la soirée, pour dîner ensemble, avec cette question qui m’a toujours étonné de sa part : « Est-ce que vous serez libre pour dîner ? » alors que j’étais venu en France pour être à son entière disposition…
Mais c’est dire le genre de rapports très humains qu’il avait avec ses subordonnés … Et il m’a donné rendez-vous dans une galerie de tableaux de l’île Saint-Louis à sept heures du soir. Dans cette galerie, il y avait une exposition de gouaches de Kandinsky : c’était sa première exposition à Paris. Bien entendu, j’étais absolument éberlué de ce qu’il y avait au mur…
Je suis arrivé après Jean Moulin, qui était avec le directeur de la galerie. Ils parlaient de peinture de façon très animée… et puis, Max m’a dit : « Ce soir, je vous invite. On peut faire un bon dîner tous les deux… »
Et nous sommes allés au métro Anvers où il y a le restaurant des Ducs de Bourgogne… (il avait un petit studio près du théâtre de l’Atelier, au métro Anvers).
A partir du moment où nous avons quitté la galerie, il a commencé à parler de peinture à partir de questions naïves que je lui posais sur ce que je venais de voir : je ne savais pas ce qu’était l’Art abstrait et je ne savais évidemment pas qui était Kandinsky… Dans le métro, il avait d’ailleurs commencé à m’expliquer ce qu’était l’Art moderne et, pendant tout le dîner, il a continué. Il m’a parlé de sa collection. Il m’a parlé de ses tableaux qu’il avait acheté avant-guerre. Ce qui l’intéressait surtout, c’était l’impressionnisme : il avait une grande admiration pour Renoir ; c’était le genre de peinture qui lui plaisait…
C’est la soirée qui est restée très, très présente à mon souvenir… Celle au cours de laquelle il a pratiquement uniquement parlé, et avec un grand, grand bonheur, parce qu’il était heureux. Ce soir-là, il était détendu, ce qui était très rare. »
Qui, parmi nous, ne rêverait d’être une petite souris sous la table de Montmartre pendant cette soirée mémorable !
Et pas seulement pour assister à « un bon dîner » !
Adrian Irvin ROZEI
Béziers, août 2023