Feuilles de journal
Boulogne, le 11/05/2020
Une fois arrivé en France, j’ai couru, dés que mes moyens me l’ont permis, rue de la Huchette, pour voir les pièces de Ionesco. Ce genre de théâtre DOIT être vu sur scène ! On ne peut pas imaginer son impact en lisant le texte !
Par la suite, il y a eu une grande pause dans mes contacts ionesciens !
Mais, vers 1975, j’ai participé, sur le parvis de la « Place du Trocadéro », qui allait dix ans plus tard être renommé « Parvis des Droits de l’Homme », à la manifestation de soutien pour Ben Corlaciu, un réfugié politique roumain.
Celui-ci avait déserté le « paradis communiste » et les autorités roumaines ont gardé en otage sa femme et son enfant, sous prétexte qu’il avait touché de l’argent pour une traduction qui, maintenant qu’il était resté à l’Ouest, ne pouvait plus être publiée. Et ils exigeaient le remboursement des sommes correspondantes, sachant parfaitement que le pauvre bougre n’avait pas un sou vaillant !
Alors, Eugène Ionesco, qui ne pouvait pas voir en peinture les maîtres de Bucarest, a accepté que la somme demandée soit déduite de ses droits d’auteur en Roumanie.
Et ainsi, par un geste élégant, il a coupé l’herbe sous le pied des sbires qui ont été obligés, sous la pression de l’opinion publique française, de libérer la famille de l’écrivain roumain.
En 2003, à Rome, j’ai fait la connaissance de Francesco Arrabal, le bien connu poète, romancier, essayiste, dramaturge et cinéaste espagnol,
« sans doute le seul à avoir poussé la dérision aussi loin. Profondément politique et joyeusement ludique, révoltée et bohème, elle est le syndrome de notre siècle de barbelés et de goulags : une façon de se maintenir en sursis. »
comme affirme le Dictionnaire des littératures.
Il était donc fait pour rencontrer et s’entendre avec Eugène Ionesco !
Et c’est ce qui s’est réellement passé !
Entendant que j’étais né en Roumanie, il m’a raconté l’anecdote suivante :
A un certain moment, Arrabal avait initié, avec Eugène Ionesco, une campagne mondiale en faveur du poète cubain Armando Valladares, qui croupissait dans les geôles du régime castriste.
Alors qu’ils parlaient des moyens nécessaires pour faire une diffusion internationale du manifeste qu’ils avaient rédigés, Ionesco a dit :
« Tu sais ? Pour tout ce qui nous faisons pour eux, la C. I. A. pourrait nous payer au moins les timbres ! »
Mais, auparavant, vers 1993 ou 1994, j’ai rencontré Eugène Ionesco « en chair et en os » !
Nous dinions un soir à la Coupole, quand j’ai entendu, derrière moi, résonner quelques mots en roumain. Je me suis retourné et j’ai découvert, à la table voisine de la nôtre, trois personnes.
J’ai reconnu tout de suite Eugène Ionesco, entouré de deux autres convives : en tête de la table, Rodica, son épouse et à coté de l’écrivain, un monsieur qui semblait être un metteur en scène, qui venait de monter une pièce écrite par l’académicien français.
Ionesco, probablement déjà malade, me semblait plutôt absent. Mais, son épouse commentait et analysait la mise en scène du spectacle auquel ils avaient assisté. Et, de temps en temps, Rodica se retournait vers son époux, lui demandant son avis. A ma grande surprise, elle lui adressait la parole… en roumain ! Langue que le troisième convive ne comprenait guère !
De toute façon, Ionesco répondait de manière monosyllabique, par un « Oui » ou par un « Non », et son épouse reprenait la conversation avec l’invité… en français !
* * *
Au début des années 2000, j’ai acheté, à Buenos-Aires, le livre « Preguntas con respuestas » écrit par ma « cousine » Alina Diaconú.
Alina Diaconú est une bien connue personnalité du monde littéraire argentin. Et pourtant, elle est née à Bucarest et a quitté la Roumanie en 1959, à l’âge de 14 ans. En plus des activités d’écrivain, elle collabore en tant que journaliste avec quelques uns des principaux quotidiens du pays, comme Clarin, La Nación, La Prensa et La Gaceta.
Alina Diaconú a reçu de nombreux prix, dont la bourse Fulbright.
Entre 1968 et 1970, elle a habité Paris. C’est à cette époque qu’elle a fait la connaissance d’Eugène Ionesco. Mais, dans son livre d’entretiens « Questions avec réponses » apparaissent aussi Borges, Cioran, Girri et Sarduy.
Les souvenirs en rapport avec le grand dramaturge franco-roumain couvrent une dizaine de pages, comprenant deux textes écrits en 1981 et 1989, à Buenos Aires, respectivement à Paris.
Leurs titres sont « Comment j’ai fait la connaissance de Ionesco » et « Ionesco peintre ». Ils comprennent d’innombrables anecdotes et la description de moments privilégiés vécus en échangeant des idées et des avis dans des domaines très variés et pas seulement en rapport avec la littérature.
Se dégagent des commentaires recueillis par l’écrivaine débutante qui était Alina à cette époque, non seulement le sens de l’absurde du dramaturge, ce qui est facile à imaginer, mais aussi un « scepticisme tellement humain… tellement roumain » !
En parlant du destin et des prédictions, Ionesco racontait qu’un jour, à Bucarest, une tzigane lui avait prédit qu’il mourra à vingt ans. « Et c’est exactement ce qui arriva : je suis mort à vingt ans. »
On dirait du Cioran !
Une autre obsession semble poursuivre Ionesco. Celle d’un monde où le faux remplace davantage, jour après jour, le vrai :
« Quand il y a un transfert entre l’idéologie et la réalité, il y a de l’absurde. Ainsi les pays qui oppriment affirment qu’ils libèrent. La tyrannie prend le nom de liberté, la vengeance celui de la justice, et l’on parle d’amour et d’amitié, quand il n’y a rien d’autre qu’indifférence et rancœur. »
* * *
Mais, la « grande rencontre » m’attendait à un endroit où je ne l’ai jamais imaginé !
En mars 2018, j’étais à Rio de Janeiro. J’écrivais alors :
« En passant dans la rue, j’ai vu un vendeur ambulant qui proposait des livres à 10 Reais (2,5 €!)/pièce.
J’ai repéré tout de suite un volume des années ’70: « Diàlogos com Eugène Ionesco » par Claude Bonnefoy.
Je l’ai pris et suis rentré à l’hôtel pour le feuilleter.Dans le livre, je découvre les avis de Ionesco, assez proches de mon opinion sur Le Corbusier.
Mais, ce sujet, qui me tient à cœur, mérite un plus long développement.
Je n’avais pas encore remarqué qu’Ionesco était né le même jour que mon père, …mais 5 ans plus tard! »
Tout d’abord, quelques mots sur ce livre.
« Claude Bonnefoy, né en 1929 et mort en 1979, est un critique littéraire français. Il collabore à plusieurs revues, anime des collections littéraires et écrit de nombreux ouvrages dont certains sont encore réédités. »
Il a publié deux livres d’entretiens avec Eugène Ionesco :
-Entretiens avec Eugène Ionesco, Belfond, 1966 et
-Eugène Ionesco, Entre la vie et le rêve – Entretien avec Claude Bonnefoy, Gallimard, 1996
C’est la version portugaise du premier de ces deux volumes que j’ai acheté dans les rues de Rio !
J’avoue que, pris par d’autres activités, je n’ai lu que maintenant de manière attentive ce bouquin.
Le livre, est une excellente occasion pour le critique littéraire de passer en revue, sur plus de 150 pages, les opinions, la création, la vie, les projets « d’aujourd’hui et pour demain » de l’auteur de la « Cantatrice chauve ».
Les thèmes abordés, les œuvres mentionnées (près de 40 !), les auteurs ou artistes nommés (plus de 150 !) sont si nombreux qu’il est impossible de les analyser, ni même de donner un aperçu fugitif. Et, il faut penser que l’ouvrage a été publié en 1966, trente ans avant le décès d’Eugène Ionesco !
Mais, quelques affirmations faites par l’illustre dramaturge valent la peine d’être rappelées.
Par exemple, quand Claude Bonnefoy lui demande quelle est la raison pour laquelle il est devenu auteur dramatique, Ionesco répond :
« Je me le demande moi-même. Sur ce point, vous feriez mieux de le demander à un psychologue. Pourquoi j’ai écrit ma première pièce ? Peut-être pour prouver que rien ne possède une valeur profonde, que rien ne mérite d’être vécu, ni la littérature, ni le théâtre, ni la vie, ni les valeurs. »
Et, plus loin :
« Mme. Hélène Vianou a publié dans la « Revue des Sciences Humaines » une étude sur mes premiers articles en roumain. Mes textes étaient écrits désespérément, mais je m’efforçais de dire justement des choses que maintenant je m’emploie à affirmer sur le manque de sérieux de la littérature. Mais non… Toute de suite je pense que la littérature n’est pas une chose sérieuse, qu’elle ne mérite pas que l’on donne sa vie pour elle, que l’on meure pour elle… »
Et Bonnefoy :
« Que répondriez-vous à la question de Rilke : Vous mourriez si l’on vous interdisait d’écrire ? »
« Non, non, certainement pas. Mais je resterais très contrarié parce que ma vie n’est pas que ça : la littérature. »
Mais, là ou les propos de Ionesco semblent décrire le monde que nous vivons aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, c’est quand il dit :
« J’ai l’impression que le monde peut, lui-même, se désarticuler, comme une machine. Dans « La colère », c’est le monde qui devient fou, qui explose, détruit par nos passions. Il y a un mécanisme passionnel qui dépasse ses objectifs. Par exemple, un personnel se met en grève, se révolte, fait la révolution, pour obtenir des résultats très précis. Dans sa fugue ils peuvent aller bien au-delà des objectifs, arrivant à l’installation de la tyrannie, à l’instauration de la stupidité dogmatique, à la mort collective organisée etc. … On a l’impression qu’à un moment donné, ils perdent le contrôle d’eux-mêmes, qu’ils deviennent fous. Et que ce qui aurait du être bon devient mauvais. La révolution devient régression ; la liberté, aliénation ; l’administration, un odieux pouvoir abusif ; la justice, du sadisme déchainé etc. »
* * *
Le livre se termine avec un florilège d’extraits des textes publiés par la critique, au sujet de son œuvre.
Je ne résiste pas à la tentation de reproduire un passage de celui publié dans « Le Figaro » par Jean-Jacques Gautier, (1908 –1986), journaliste, romancier et critique dramatique et cinématographique français, lauréat du prix Goncourt et membre de l’Académie française, après avoir assisté à la représentation des pièces de Ionesco, au Théâtre de la Huchette :
« Rien n’est plus lugubre qu’un farceur hors mode !
L’absurde, le contre-sens, l’insanité, le disparate, l’ineptie rigide élevé en dogme, l’inversion des syllabes, les jeux de mots, la folie simulée, l’excentricité travaillée, l’originalité laborieuse, la bizarrerie volontaire, l’extravagance fabriquée, le ridicule à n’importe quel prix, le monsieur qui se flatte de nous faire rire et celui qui s’est donné la mission de produire l’admiration – nous connaissons tout ça depuis très, très, très longtemps.
N’importe : le théâtre de La Huchette est assez petit et il y a assez de snobs à Paris pour que ces deux œuvres réunies rencontrent un public. »
Ça fait pas mal de snobs, depuis 70 ans, qui remplissent la salle de La Huchette. Et pas seulement… !
Adrian Irvin ROZEI
Boulogne, mai 2020
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Service après vente
Depuis, le « couvre-feu » et un deuxième confinement ont été décrétés !
Je ne verrai pas de sitôt « La Cantatrice chauve » !
La Bastide Vieille, novembre 2020
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Service après vente (2)
Le 16/11/2020, le quotidien « Le Figaro » publiait l’encart suivant :
« La Cantatrice chauve » reste d’actualité, même en temps de pandémie !
Adrian Irvin ROZEI
La Bastide Vieille, novembre 2020