Incontri con Donna Franca (II)

La Bastide Vieille, 25/06/2021

Rappelons d’abord qui était Giovanni Boldini !

Tout ça, parce que, si les peintures représentant des personnages marquants de la vie sociale, culturelle, voire politique, de la deuxième moitié du XIXe siècle ou de la première moitié du XXe siècle sont vues et présentées très souvent par les médias de notre temps, les noms de leurs auteurs sont régulièrement passés sous silence et donc peu connus du grand public.

C’est le cas d’un Antonio de La Gandara, John Singer Sargent, Joaquín Sorolla y Bastida, voir d’un Anders Leonard Zorn, Peder Severin Krøyer, Philip de László, Leo Belmonte ou Aladár Körösfői-Kriesch et de tant d’autres artistes de cette époque. Et pourtant, le plus souvent ces artistes ont fait leurs études, ont gagné des prix prestigieux ou développé leur activité artistique en France ! Il faut croire que le dernier venu sur la place artistique de Paris a plus d’importance que les « valeurs confirmées » du passé ! Sic transit gloria mundi !

Mais, revenons à Boldini** !

« Giovanni Boldini, né le 31 décembre 1842 à Ferrare en Italie, et mort le 11 janvier 1931 à Paris, est un peintre et illustrateur italien.
À l’instar de John Singer Sargent, Giovanni Boldini est un portraitiste de réputation internationale, travaillant principalement à Paris et à Londres. Au début du XXe siècle, il est l’un des portraitistes les plus en vue à Paris…
… En 1900, il travaille à Palerme au Portrait de Franca Florio, qui « scandalise le mari du modèle qui impose des corrections moralisatrices draconiennes. »

Mais, comme l’on chante dans la tirade du roi Ménélas dans « La Belle Hélène »… « N’anticipons pas ! ».

* * *

A l’été de 1898, Ignazio et Franca Florio sont en vacances à Saint Moritz, en Suisse. Ici, ils rencontrent Giovanni Boldini, qui habitait le même hôtel.

C’est ainsi que, de promenade en parties de jeux de cartes, de déjeuners en longues conversations, est née une véritable amitié, déterminée, en grande mesure, par la fascination que Donna Franca exerçait sur tous ceux qui la côtoyaient.

Tout aussi impressionnée par la réputation de l’artiste, comme par sa personnalité, Dona Franca lui commande son portrait.

Et pourtant, deux années se sont écoulées avant que Boldini ne puisse se rendre à Palerme où, comme hôte de la « Villa Olivuzza », la propriété des Florio, il commence le portrait demandé. Il faut dire qu’il s’agit d’une œuvre de grandes dimensions. Une fois fini, le tableau va mesurer 221×119,4 cm !

« La version originale de l’œuvre représentait Donna Franca enveloppée dans une robe de soirée noire royale agrémentée de diverses broderies dorées, également munie de manches longues avec des incrustations aux poignets. À la suite de diverses réflexions, Boldini serait intervenu deux fois sur la toile, insérant une chaise et découvrant les bras de la noble dame, lui faisant porter des vêtements à la mode des années vingt. »

Ici commence la légende, les dits et les non-dits de l’histoire de ce portrait !

« Le portrait fini, beau et sensuel, est peut-être trop audacieux pour le goût de l’époque, à tel point que Ignazio trouve excessif l’effet de séduction que dégage l’œuvre, décidément loin des habitudes du portrait classique. Il demandera à l’artiste de corriger le décolleté excessif, la pose trop sinueuse et la longueur du vêtement »,

selon l’affirmation du document présenté à l’hôtel.

Il faut dire que ce genre d’incident n’était pas unique, à cette époque !

Il suffit de rappeler l’histoire du tableau Madame X ou Portrait de Madame X..

« Il s’agit du titre informel d’un portrait réalisé en 1884 par John Singer Sargent d’une jeune et belle expatriée de Louisiane, Virginie Gautreau, femme du banquier parisien Pierre Gautreau et figure de la « bonne société » parisienne de l’époque.

Sargent présente une femme qui pose avec ostentation dans une robe de satin noir retenue par des bretelles incrustées de pierres précieuses. Le portrait est caractérisé par le ton pâle de la chair du sujet qui contraste avec la couleur sombre de la robe et de l’arrière-plan. »

Choqué par le coté sensuel du tableau, la famille de la dame représentée a fait un tel scandale que le peintre a failli abandonner son métier et a été obligé de s’exiler en Europe.

Sauf que, dans le cas du Portrait de Mme. X., l’œuvre n’avait pas été commissionnée par la personne représentée !

Tout autre est le cas du Portrait de Marthe Bibesco, toujours par Boldini, peint en 1911.

Son histoire et le scandale qui tourne autour de ce tableau a, certainement « déteint » sur le portrait de Donna Franca, donnant naissance à d’innombrables allégations, plus ou moins justifiés.

Pour mémoire :

Marthe Lucie Lahovary, par mariage princesse Bibesco, également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux, est une femme de lettres française d’origine roumaine, née le 28 janvier 1886 à Bucarest et morte le 28 novembre 1973 à Paris.

Dans ses mémoires, la Princesse Bibesco raconte sa première rencontre avec Boldini, vers 1907, de la façon suivante :

« Il faisait alors fureur, c’était l’époque où il avait plus de demandes que ce qu’il pouvait satisfaire, comme disait ses détracteurs ; il y avait des dames qui s’habillaient « à la Boldini »; on racontait que la comtesse Bosdari avait suivi une cure d’amaigrissement en se soumettant à de vraies tortures, qu’elle s’infligeait elle-même, pour ressembler à la femme idéale selon les canons de la beauté boldiniene. »

En 1909, Marthe Bibesco adresse un télégramme à Boldini, dans lequel on peut lire : « Combien coûte le portrait souhaité ? »

Et, quelque temps plus tard, dans une lettre envoyée à Boldini, elle écrit :

« Mais de ce dessin, qui ne peut qu’être beau (je suis mille fois plus imparfaite aux yeux du ciel), je dois d’abord vous demander prosaïquement la valeur matérielle, parce que je dois faire mes comptes, en sachant que je paierai volontiers une de vos œuvres du prix de mon grand collier d’émeraudes et de toutes les perles qui existent au monde. Alors, veuillez me dire gentiment combien je vous dois, parce que « accords clairs, amitié longue », et ainsi nous nous mettrons au travail. »

Toujours dans les mémoires de Marthe Bibesco, nous trouvons, en 1912 :

« Toutefois, le plus beau portrait que l’on m’avait fait a été refusé par mon mari dans des circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté. Au portrait, il préférait l’Aéroplane, qui était ce qu’il aimait le plus.

Quand la toile fût exposée, nous avions quitté Paris. La plus âgée de mes tantes, qui avait l’âge de ma mère et était son amie, se précipita à Paris pour voir le tableau et n’hésita à écrire à mon jeune mari, qui s’inquiétait facilement : « Boldini a exposé à Paris un portrait de ta femme nue. Tu n’es pas au courant ? Tout le monde en parle ! »

Quand nous retournâmes ce fût une désagréable rencontre entre l’aviateur et le peintre à propos de l’Aéroplane.

Mon mari voulût que l’artiste modifie son chef-d’œuvre en ajoutant une écharpe sur mon épaule découverte et Boldini, indigné, refusa…

On envoya rue Berthier (domicile du peintre) une injonction sur papier timbré par laquelle on exigeait de Boldini de ne plus exposer et de ne vendre à personne l’image incriminée. »

Et le plus grand connaisseur de l’histoire du portrait de Donna Franca Florio, Matteo Smolizza, ajoute :

« Ce type de réaction – dans laquelle une critique à tendance moralisatrice passe facilement du peintre au modèle – a contribué à engendrer la légende du portrait de Donna Franca Florio, en offrant à Ignazio un prétexte naturel. »

En attendant, le portrait de Donna Franca Florio fût exposé à la Biennale de Venise (Salla del Ritrato moderno) en 1903.

Ce fût sa première apparition publique, qui allait attendre 30 ans pour se répéter, cette fois-ci à New-York !

Mais, à Venise, la toile de Boldini était entourée de prés de quarante autres portraits de personnalités marquantes de l’époque, représentés par les artistes-phare du moment, parmi lesquels on peut relever Carolus-Duran, Antonio de La Gandara (La Comtesse de Noailles et la Princesse de Caraman-Chimay), Andres Zorn, Franz von Lenbach (Richard Wagner et Bismarck), John Singer Sargent, Pierre-Auguste Renoir, Ignacio Zuloaga et tant et tant d’autres.

C’est, d’ailleurs, cette image de la toile de Boldini qui a été la référence pendant très longtemps !

« Des analyses aux rayons X ont établi qu’il n’existe qu’une seule version du tableau, niant ainsi une certaine anecdote selon laquelle Ignazio Florio, outré par la valeur risquée de la toile actuelle (considérée à tort comme la “première version”), a commandé un autre tableau à l’artiste, cette fois moins provocante, avec l’allongement de la robe et le relèvement de l’épaulette. Cette “seconde version”, exposée à Venise et documentée par une seule photo survivante, selon la biographie traditionnelle serait plus tard mystérieusement perdue. Cependant, suite à certaines enquêtes menées en 2017 par des universitaires de l’Université La Sapienza, il a été possible d’infirmer définitivement cette version des faits, constatant qu’en réalité le Portrait de Donna Franca Florio ce n’est rien de plus qu’une superposition de trois versions différentes sur un même support ».

Et Matteo Smolizza précise :

“Lorsque l’œuvre nous a été remise par la procédure judiciaire, nous nous sommes rendu compte que sous le tableau visible il y avait un autre tableau: celui créé par Boldini en 1901 et présenté à la Biennale de Venise en 1903 dans lequel Donna Franca porte une robe noire avec une jupe riche: la comparaison entre les images de l’époque et l’œuvre actuellement exposée au Vittoriano a mis en évidence l’identité dans la partie supérieure du tableau qui, de plus, n’a qu’un seul niveau de couleur tandis que la partie centrale et inférieure montre le chevauchement de nombreux niveaux de nouvelle peinture. “

S’ensuit une longue et douloureuse errance du tableau, qui a duré plus d’un siècle !

« La toile, exposée à la Biennale de Venise en 1903, n’est donc achevée qu’en 1924 : cette année-là, cependant, la famille Florio subit un effondrement économique atroce et ne peut donc pas l’acheter.

Boldini se trouva donc contraint de vendre la toile en 1927 ou ’28 au baron Rothschild, qui l’emporta avec lui en Amérique. L’œuvre fut donc mise en vente chez Christie’s par les descendants de Rothschild le 1er novembre 1995, puis elle réapparut aux enchères le 25 octobre 2005, lorsqu’elle fut vendue chez Sotheby’s à New York et achetée pour la coquette somme de huit cents mille Euros pour la société Acqua Marcia par Francesco Bellavista Caltagirone, propriétaire de plusieurs hôtels de luxe en Sicile.

C’est ainsi que le « Portrait de Donna Franca Florio » – bien que caché au public – revint à Palerme, étant exposé dans une salle du Grand Hôtel Villa Igiea, l’ancienne résidence de la famille Florio. »

C’est à ce moment-là que j’ai eu la grande chance de rencontrer, pour la première fois, Donna Franca Florio !

* * *

Mais, l’Hôtel « Villa Igiea » me réservait d’autres surprises !

« La Villa Igiea est un hôtel 5 étoiles historique à Palerme. Sa position est particulière, car il est situé au-dessus du port d’Acquasanta dans le village éponyme, et protégé par le Mont Pellegrino qui le surplombe.

Surélevée au-dessus de la côte naturelle, la vue vers la mer est dégagée sur plusieurs kilomètres.

Il a été initialement conçu comme une villa privée. Le bâtiment, construit à la fin du XIXe siècle par l’amiral anglais Cecil Domville, dans un style néogothique, a été ensuite acheté par la famille Florio et Ignazio Florio lui donne le nom de sa fille Igiea.

Au début du siècle, il subit une restructuration profonde qui lui donne un aspect moins sévère, mais en 1899, il avait subi déjà une première restructuration.

L’esprit d’entreprise de la famille Florio l’a imaginé comme un hôtel de luxe pour la Belle Époque.

Avec le déclin de la famille Florio, il est ensuite utilisé comme hôpital puis acquis par la Banco di Sicilia, redevenant un hôtel de luxe plus récemment. »

J’ai eu la grande chance de visiter d’innombrables hôtels de luxe dans ma vie ! Mais, « Villa Igiea » a été… « un colpo di canone nel cuore » !

C’est vrai que « l’effet surprise » a été inattendu.

Je suis passé, en ouvrant la porte d’un salon, des couloirs d’un hôtel élégant, mais d’aspect traditionnel, à l’exubérante « Salla degli specchi » (Salle des miroirs ), une magistrale synthèse entre l’art figuratif et l’art décoratif, une brillante illustration de la tant recherchée « unité des arts », motif récurent de la fin du XIXe siècle.

Je n’avais jamais entendu parler d’Ernesto Basile (1857 – 1932), « l’illustre architecte palermitain (qui a) imaginé les plans de l’hôtel en 1908. », comme indique une plaque apposée dans la salle.

« Ce salon reste comme l’exemple distingué du Style Floréal tellement en vogue à cette époque. »

Ce fût mon premier contact avec le « Liberty siciliano », que j’ai « chassé », par la suite aux quatre coins de l’île triangulaire « Trincaria », où je me trouvais à ce moment, tout comme pendant mes visites suivantes en Sicile.

Je ne résiste pas à la tentation de citer l’auteur sicilien Leonardo Sciascia qui dit :

« Palerme n’est pas seulement baroque. Il y a aussi une ville moderniste qui, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, a choisi l’Art nouveau pour créer les théâtres, villas et palais d’une bourgeoisie qui voulait se sentir à la hauteur de l’ancienne aristocratie de la ville. . .

Pour les sensations et les images lointaines, quand je suis venu ici pour la première fois vers 1930, je suis arrivé souvent à extraire du beau chaos qu’est Palerme une ville essentiellement « Liberty », presque une petite capitale de « l’Art-nouveau ».

Comment peut-on mieux décrire l’origine et le foisonnement de ce courant du Liberty/Art Nouveau sicilien, que dans le commentaire suivant :

« Une classe qui entendait construire des théâtres plutôt que des églises, puis des palais et des villas égaux à ceux de l’aristocratie antique.

Voici le Liberty ! Il se montre glorieux dans les intérieurs du Teatro Massimo dont Ernesto Basile dirigea les travaux depuis 1891, (construit grâce au mécénat de la famille Florio)… ou dans la splendide salle de la Villa Igiea décorée de fresques par Ettore De Maria Bergler dans une explosion de filles en fleurs parmi les iris, les coquelicots et les grenades. »

Mais, une autre surprise m’attendait dans un des couloirs de l’hôtel.

Tout au long d’un mur, on peut voir les photos des illustres visiteurs qui ont passé la porte de l’endroit : des têtes couronnées, des hommes politiques illustres, des artistes célèbres…

Parmi eux, j’ai reconnu tout de suite, l’image de la Reine Marie de Roumanie.

Cette image m’a « interpellé », comme on dit de nos jours !

Je connaissais les voyages répétés de la reine en Italie, entre les deux Guerres mondiales, mais rien sur son passage en Sicile.

Cette photo me semblait d’autant plus étrange que la reine, sur la terrasse de l’hôtel, semblait habillée en tenue noire de deuil.

Malheureusement, aucune indication concernant la date de la prise de l’image ne venait éclairer ma lanterne !

Je me suis proposé de revenir à Palerme, pour éclaircir ce point obscur.

J’ai même eu l’occasion de faire la connaissance, à Bucarest, d’un artiste sicilien qui m’a promis de m’introduire auprès d’un ancien directeur de l’hôtel, qui pourrait me donner les renseignements recherchés. Le voyage était prévu pour l’année 2020. Pas de chance ! La pandémie nous est « tombée sur le paletot ! ».

Alors, j’ai décidé de me contenter d’une recherche documentaire, en attendant une prochaine (hypothétique !) visite à Palerme.

J’ai découvert, ainsi, que la Reine Marie est allée plusieurs fois en Sicile, entre autre en 1919 et en février 1924.

Cette dernière date m’a rappelé quelques souvenirs.

La Reine Marie de Roumanie était la belle-mère d’Hélène de Grèce, l’épouse du Roi Carol II de Roumanie.

Or,

« Le 30 octobre 1922, Constantin, Roi des Hellènes, son épouse et les princesses Irène et Catherine quittent une nouvelle fois leur pays et s’installent à la Villa Igiea de Palerme. Atteint d’artériosclérose et de plus en plus déprimé, le roi reste parfois des heures sans parler, les yeux perdus dans le vide. Il meurt finalement d’hémorragie cérébrale le 11 janvier 1923. »

Ceci peut expliquer la raison du vêtement de deuil de la reine et nous donner une indication sur la date de la prise de l’image de l’hôtel!

A suivre…

Adrian Irvin ROZEI
La Bastide Vieille, août 2021

**Une bonne nouvelle !

Il va falloir attendre encore un peu !

Parmi les expositions parisiennes reportées à cause de la pandémie, on peut trouver :

« Le Petit Palais revient sur l’œuvre de Giovanni Boldini et du Paris mondain, artistique et littéraire du début du XXe siècle. L’occasion d’admirer des toiles festives et des portraits de ceux qui ont fait la Belle Époque. »

L’exposition est prévue pour l’automne 2021.

A la bonne heure ! Il serait grand temps !

3 thoughts on “Incontri con Donna Franca (II)

  1. L’article du maître du journalisme d’investigation est excellent, mais encore une fois je suis resté sur ma faim, car le plus intéressant est… à suivre ! 

    Vous aimez bien torturer vos lecteurs fidèles, parmi lesquels j’ai l’honneur d’y figurer, et cela depuis trente ans. 

    Félicitations pour l’intéressant article ! 

    • AIR répond :
      Moi, j’ai mis six ans pour découvrir tous ces « détails » !
      Je pense que mes chers lecteurs peuvent patienter encore… une semaine !

  2. Precioso Adrian!!! lo he leído y vuelvo a leerlo. Espero con impaciencia la exposicion Boldini!!

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