Feuilles de journal
Saint-Etienne, 17/09/2016
Au mois d’octobre 1967, quand j’ai débarqué à Sainté pour la première fois, je n’étais arrivé en France que depuis un mois. Pour moi, tout était nouveau, différent, étrange. Je n’atterrissais pas quand même en terre totalement inconnue. Mon père, qui avait vécu 4 ans à Saint-Étienne, entre 1926 et 1930, d’abord en classe préparatoire, puis comme élève ingénieur à l’EMSE, m’avait inculqué patiemment pendant 20 ans les rudiments de la vie stéphanoise. Mais maintenant il s’agissait de me faire une opinion par moi-même, d’autant plus que bon nombre de choses avaient changé en 40 ans.
Bien sûr, mes premières références étaient les collègues de l’Ecole et voisins de chambre à la Maison des Elèves. C’était aussi, sans que je me rende compte, mes idoles. Et pour cause ! Ils avaient « intégré » l’Ecole dont je rêvais depuis ma plus tendre enfance, ils étaient (souvent) brillants, ils dominaient aussi bien la langue française que les séries convergentes, ils connaissaient (quelquefois) l’histoire de France et, qui plus est, ils jouaient au tennis ou skiaient comme des Dieux !
Mais, à cette époque, je ne pouvais pas imaginer que ces statues d’airain cachaient souvent une fêlure profonde. Ils avaient tous rêvé « d’intégrer » Polytechnique ou, au moins, une Grande Ecole parisienne. Et voila qu’ils se retrouvaient à Saint-Étienne, là « où la main de l’homme n’a jamais mis le pied », à quelques 6 heures de train ou de voiture de leur ville natale et, qui plus est, au sein d’un bassin minier qui commençait déjà à battre de l’aile, économiquement parlant.
Peu importe qu’ils étaient traités comme des princes dans une ville où leur Ecole était le seul établissement d’enseignement supérieur, qu’ils avaient une vie de roi à la Maison des Elèves où ils bénéficiaient d’un restaurant où on était servi à table, qu’ils habitaient à 10 minutes à pied de l’Ecole, où ils descendaient quelquefois en pantoufles à 2 heures du matin pour s’assurer que l’ordinateur qu’ils faisaient « mouliner » n’était pas coincé, qu’ils pouvaient bénéficier de plusieurs courts de tennis, près de l’Ecole ou de la M. E., des pistes de ski du Bessat à 15 minutes ou des plages de la Grande Bleue à 2 heures de voiture ! Tout ce dont ils rêvaient était de retourner à Paris, à Bordeaux ou à Marseille, où ils auraient été certainement moins bien traités, dans la « grande ville », qu’à Sainté !
Mais, c’est comme ça ! Le passé est un créateur d’illusions, même à 20 ans !
Moi, j’avais la chance ou le malheur de n’avoir pas de terme de comparaison. Ce n’était pas de ma Roumanie natale, que nous avions mis des années à quitter, que je pouvais rêver.
Certes, l’idée de retourner à Paris me fascinait. Mais voyant chaque fois mes parents habiter dans des hôtels minables à 11 FF/jour, je comprenais très bien la chance exceptionnelle dont je bénéficiais. Et comme, en plus, je n’avais pas les moyens de prendre très souvent le train pour Paris, j’ai passé beaucoup de week-ends et de « petites vacances » à St E. Et, je dois avouer, je ne l’ai pas regretté !
Adopté très vite par mes collègues stéphanois, j’ai fait partie d’un « rallye » qui m’a permis de ne jamais passer un samedi soir sans danser, pendant la première année. J’ai connu ainsi de fort aimables filles stéphanoises. Et j’ai compris pourquoi « le Chameau » est le chant fétiche des élèves de l’Ecole, depuis près de deux siècles.
« Perdu dans le désert immense et rantanplan
L’infortuné bédouin n’irait pas loin
Si la divine Providence et rantanplan
N’allégerait son fardeau par un cadeauCe cadeau précieux qui nous descend des cieux,
Ce précieux cadeau, c’est le… chameau ! »
Pour ceux qui ne l’auraient pas compris, le chameau, comme les filles stéphanoises… a deux bosses ! Et « le bédouin » était, dans le jargon de nos ancêtres, les « première année », comme « les kroumirs » et « les arabes » étaient les deuxièmes et respectivement les troisièmes années. Ce qui explique les vers d’une très vieille chanson de l’Ecole :
«Marie-Thérèse se désespère
Car les arabes sont partis pour la Russie ».
Il semblerait que cette chanson se réfère à la guerre de Crimée, là où les élèves de notre Ecole se sont distingués.
En attendant, je me souviens d’un 11 Novembre où traditionnellement les élèves de l’Ecole faisaient la haie d’honneur en uniforme au « Monument aux morts », pendant que le Maire de Sainté déposait une gerbe. Comme mes chers collègues français étaient partis aux quatre coins du pays, on a ramassé ce qu’on a pu trouver à la M. E. : 3 Marocains et un Roumain.
Ce en quoi je me suis senti très honoré quand M. le Maire m’a serré la main, sans m’empêcher de me poser quelques questions.
A la même époque, j’ai commencé à fréquenter assidûment la « discothèque » qui se trouvait sous l’Hôtel de Ville. Non, il ne s’agissait pas d’une boîte de nuit à la mode, mais de la « médiathèque » où l’on pouvait emprunter des disques de vinyle noir. Un de mes collègues m’ayant prêté un tourne-disque, je passais mes week-ends à écouter en boucle Brassens et Barbara, Guy Béart et Antoine, Brel et Nicoletta… Même que je me suis mis en tête de parfaire la culture musicale classique de ma petite amie du moment – diable ! Quel était son nom ? – en lui indiquant, avec des étoiles dans le catalogue de la discothèque, ce qu’elle devait écouter en priorité !
Puis, en Mai ’68, écoeuré par les théories gauchistes que j’entendais autour de moi, je me suis enfermé dans ma « piaule » pendant 15 jours (les cours étaient suspendus) et j’ai écouté que du classique, ne descendant qu’à l’heure des repas.
C’est quelques mois plus tard, au moment de l’ouverture de la « Maison des Jeunes et de la Culture », dont la programmation avait été « négligée », qu’on m’a proposé d’animer une soirée hebdomadaire dans une salle circulaire de quelques 150 places. Heureusement, je me suis rendu compte que l’on ne peut mener de front deux activités si différentes. Sinon, je ne serai pas devenu « Ingénieur Civil des Mines ».
Mais en même temps, j’allais aux pièces de théâtre de Jean Dasté, j’assistais aux conférences de « Connaissances du Monde » et, bien sûr, j’allais de temps en temps au « ciné », comme on dit aujourd’hui en employant un terme barbare, au « Kursaal » ou à « l’Alhambra ». Le « Kursaal », après avoir tourné au cinéma porno, a fermé ses portes depuis longtemps. «L’Eden» fermé, le «Helder», fermé aussi… Nous sommes d’un autre temps !
Et, à cette époque, je m’étonnais, rentrant pour des vacances à Paris, que je n’arrivais pas à faire autant d’activités dans la « Ville lumière » ! Et pour cause ! A Sainté, toutes ces activités se déroulaient à 15 minutes de la M. E.
A la veille de mon premier bal de l’Ecole, qui de surcroît était celui du « Cent cinquantenaire », mes collègues m’ont prévenu :
« Méfie-toi ! A St. E., toute mère de famille rêve d’avoir comme gendre un « mineur » ! »
Je ne sais pas si je me suis suffisamment méfié, mais je constate que bon nombre d’entre eux ont épousé des stéphanoises. Alors que moi, j’ai trouvé chaussure à mon pied, vingt ans plus tard, dans le Languedoc. Et à Saint-Étienne, j’ai connu pas mal de filles qui dansaient très bien, mais qui n’étaient pas obnubilées par l’idée d’épouser un « mineur ». Ou alors, elles le cachaient fort bien !
Mais, plus d’une fois, j’ai été invité dans des familles stéphanoises, avec ou sans filles à marier, où on mangeait toujours très bien.
Alors, pourquoi ne suis-je pas retourné à St. E. pendant 45 ans ?
Les mystères de la vie ? Peut-être que, d’une manière inconsciente, je voulais rompre avec mes « années d’apprentissage », en me persuadant que j’étais devenu « un grand garçon ».
Mais maintenant, revenu pour la deuxième fois en quelques mois à St. E., je me suis rendu compte à quel point j’ai gardé des attaches sentimentales avec cet endroit.
Ou alors, ce n’est que la nostalgie de mes vingt ans ?
L’avenir me le dira !
Adrian Irvin ROZEI
Saint-Etienne, septembre 2016
Moi,réfugié juif d’Egypte, j’ai vécu les mêmes impréssions, mais je me sentais moins bienvenu car assimilé aux pieds noirs d’Afrique du nord , j’étais supposé être possible perturbateur en 1956/62.
Heureusement les 30 glorieuses ont tout arrangé l’assimilation a été parfaite jusqu’en 2000 où le fait d’être juif
commençait à être incompatible avec la présence de dix millions de musulmans en France.
Il nous faut défendre la France éternelle accueillante et généreuse et surtout assimilatrice.