Feuilles de journal
Curtea de Argeş, le 19/10/2017
Nous avons à La Bastide Vieille, près de Capestang, sous le toit, une génoise à trois rangées.
Il ne s’agit pas, comme certains pourraient l’imaginer, d’un biscuit à pâte battue du type de ceux fabriqués en Italie et importé en France au XVIIIe siècle!
La « génoise » est l’appellation d’un motif décoratif, largement utilisé dans le Languedoc pour séparer le toit des murs de la maison. La génoise a (surtout) une fonction pratique : créer un décrochement, qui évite à l’eau de pluie de ruisseler sur la façade de la maison et, ainsi, abîmer les murs.
Traditionnellement, les maisons de notre région n’ont pas de gouttières pour canaliser l’eau de pluie vers un tuyau collecteur qui les conduiraient dans le sol. Mais, les constructeurs ou les restaurateurs modernes trouvent plus simple et que ça rapporte davantage d’installer des gouttières. Donc, pour convaincre plus facilement leurs clients, ils ont inventé des gouttières en zinc et en céramique (verte) !
Quand nous avons refait nos toitures, je me suis opposé, avec bec et ongles, à l’installation de ces gouttières, à mon sens anachroniques. Mais, j’ai insisté pour que l’on installe sur le toit des tuiles canal pour respecter la tradition du lieu. Même si elles sont de production actuelle et non pas « roulées sur les cuisses des jeunes filles » (comme les cigares de la Havane !) au XIXème siècle, qui les rendraient hors de prix.
Le couvreur s’est vengé quand même en ajoutant un espace entre les tuiles et la génoise, fort peu esthétique. Que puis-je faire ? C’est lui qui décide et pas moi !
Depuis ce jour, je regarde partout la forme, la position, le nombre de rangées des génoises. C’est ainsi que j’ai découvert qu’il y a des génoises à deux, à trois et même à quatre rangées. Et qu’elles peuvent être rondes ou pointues, en tuile ou en brique. C’est tout un art !
* * *
Je suis depuis une heure à Curtea de Argeş, ville princière où se trouve le Panthéon des rois de Roumanie.
Il est 15 h et je n’ai rien mangé depuis ce matin. Je refuse d’entrer dans un « fast-food » à l’américaine ou un « kebab-shaorma » à la turque, qui pullulent dans les rues des villes roumaines depuis quelques années. Mais, en cherchant un peu, on peut trouver des restaurants où l’on savoure une authentique cuisine roumaine traditionnelle. Et, qui plus est, sur des terrasses avec un mobilier en bois qui ne vient pas de chez IKEA !
En parlant avec le propriétaire, j’apprends que la maison, achetée par son père en 1991, a été agrandie avec une terrasse dans le plus pur style valaque. Le modèle des arcatures a été repris d’après une terrasse similaire, surmontée d’un petit balcon, que possédait déjà la construction d’origine.
J’ai choisi pour déjeuner une soupe de poireaux avec croutons et – à tout Seigneur, tout honneur ! – des feuilles de choux farcies accompagnées par la choucroute nationale. Le tout arrosé d’un verre de rosé du pays.
Devant moi s’alignent trois bâtiments anciens : le Tribunal, qui doit dater d’il y a un siècle, et deux églises, «La Dormition de la Très Sainte Mère de Dieu » et « Saint Nicolas ».
Et, tout d’un coup, je découvre que l’église de la Dormition possède une triple rangée de génoises, qui surplombent une autre génoise bien plus importante. Si les trois rangées supérieures forment un registre en relief décroissant, la grande rangée est incrustée dans le mur.
L’église de la Dormition a été :
« Fondée par les frères Druja à la fin du XVIème siècle, début du XVIIème siècle, sur la place d’une église plus ancienne en bois. Les façades dans la manière du style valaque du XVIIIème siècle avec modifications (1874) classicisantes dans la partie supérieure, présentent deux rangées de fresques partiellement conservées. »,
dit l’inscription, rédigée en trois langues, apposée sur la façade de l’édifice.
Son niveau de conservation se trouvant dans un piteux état, les autorités de la ville ont décidé qu’il faudrait la restaurer.
Mais, dès que les premiers travaux ont été entrepris, on s’est aperçu que des panneaux entiers de fresques apparaissaient sur les murs extérieurs de l’édifice. On a donc tout arrêté, afin de décider «ce qu’il faut faire ». Peut-être même qu’un dossier a été déposé auprès des autorités européennes pour obtenir une subvention qui permettrait d’accélérer les travaux.
Dans ce cas, il ne faut surtout pas entreprendre de travaux ! Même s’il s’agit de sécuriser des œuvres d’art, qui risquent de dépérir sous les coups de buttoirs des intempéries. Tout travail exécuté sans l’accord des autorités européennes du patrimoine vous expose automatiquement au refus de la subvention, comme ce fut le cas pour le manoir de Gherghani où les propriétaires ont refait, à leurs frais, la toiture de la chapelle, afin de sauver les fresques exposées aux éléments déchainés.
Mais, toutes ces considérations nous ont éloignés des génoises se trouvant sur le mur de l’église de Curtea de Argeş.
De manière étrange, la triple génoise en relief, ne se trouve pas sous la toiture, mais près d’un mètre en dessous. Sa fonction «anti-ruissellement » ne se justifie plus. Serait-ce qu’un simple motif décoratif ? Alors, pourquoi en saillie ?
On peut aussi bien imaginer que, à l’occasion de la restauration de 1874, le toit a été surélevé laissant la génoise à son niveau d’origine. Peu probable vu les proportions de l’édifice !
Il me reste, si je veux résoudre l’énigme, à faire appel aux architectes spécialistes dans la construction des édifices balkaniques du XVIIème siècle. « Vaste tâche ! », comme disait le Général de Gaulle il y a quelques 50 ans.
Ou alors, aux lecteurs de ces lignes qui – que sais- je ! – auront déjà rencontré ce type de problème.
J’attends leurs commentaires !
Adrian Irvin ROZEI
Curtea de Argeş, octobre 2017
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Service après-vente
Vers 19 h00, dans la nuit noire de Curtea de Argeş, je cherchais encore le cimetière où se trouve la tombe de Lecomte du Nouÿ, l’élève de Viollet le Duc, architecte français qui a restauré, à la fin du XIXème siècle, le monastère de Curtea de Argeş, pour en faire le Panthéon des rois de Roumanie.
André Lecomte du Nouÿ a passé la fin de sa vie dans ce pays et il est enterré à quelques pas de l’œuvre maîtresse de sa carrière d’architecte.
Un peu perdu, j’ai demandé l’aide d’une dame qui se dirigeait dans la même direction. Très gentiment, elle m’a indiqué le chemin, d’autant plus qu’elle allait sur la tombe de ses parents.
Par la suite, en parlant plus d’une heure avec Anca S., j’ai découvert qu’elle est architecte et qu’elle habite depuis quelques 40 ans à Chicago.
Je lui ai exposé mon problème de génoise. Elle m’a promis de s’en occuper.
Quinze jours plus tard, de retour à Chicago, elle m’a envoyé un mail contenant le texte suivant :
« dinţi de ferăstrău (fr. dents de scie, all. Sagezahnverzierung, angl. saw-telth, it. riga di denti di sega), motif décoratif, composé de briques mises sur le coin ou d’un format spécial, éventuellement sculpté dans la pierre. Souvent utilisé dans l’architecture byzantine, il a été adopté dans les monuments de Valachie, à l’origine seulement pour la corniche (église princière de Curtea de Argeş, XIVème siècle) ensuite aussi pour les ceintures médianes sur la façade (Căluiu, XVIème siècle) répété toujours de la même manière jusqu’au XVIIIème siècle … L’architecture romane a repris ce motif de l’architecture byzantine, en l’employant fréquemment. Dans les monuments romans de Transylvanie il apparaît rarement (absidiole sud de la cathédrale d’Alba Iulia, XIIIème siècle). »
DICTIONAR ENCICLOPEDIC DE ARTA MEDIEVALA ROMANEASCA de Vasile Drăguţ, Editura Ştiinţifică şi Enciclopedică, Bucureşti, 1976
C’est en partant de cette information que j’ai découvert que ce motif décoratif très ancien peut se présenter sous la forme de :
-dents de scie :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Dents-de-scie
ou de
-dents d’engrenage
https://fr.wikipedia.org/wiki/Frise_de_dents_d%27engrenage
Par ailleurs:
“La définition de la génoise donne lieu à certaines controverses entre les auteurs, selon qu’on la considère comme un avant-toit faisant partie de la toiture, ou d’une corniche faisant partie intégrante du mur : la réalité étant qu’elle participe le plus souvent des deux.”
Selon les règles de l’architecture, elle est
“…une fermeture d’avant-toit (la face inférieure d’un avant-toit) formée de plusieurs rangs (de un à quatre, rarement plus) de tuiles-canal en encorbellement sur le mur. Le rôle de la génoise est d’une part d’éloigner les eaux de ruissellement de la façade comme une corniche, et d’autre part de supporter et continuer le pan versant de toit…
Le nombre de rangs est parfois considéré comme un témoignage du statut social : les maisons modestes ont deux rangs, les propriétaires plus aisés en ont trois, quatre et jusqu’à cinq. Mais on peut aussi considérer qu’un plus grand nombre de rangs augmente la largeur du débord de toiture, et donc la protection, en fonction de la nécessité : une maison plus grande et plus haute, donc a priori plus « riche », nécessitant un débord plus important. Les variantes stylistiques des génoises dépendent essentiellement des modes et des usages locaux…
Aux XVIIIe et XIXe siècles, les demeures riches remplacent les génoises par des corniches de pierre plus ou moins ornementées, mais l’usage se maintient pour les constructions plus modestes.”
Devant la complexité de ces définitions, il ne me restait plus qu’à retourner à la base, sur le terrain, pour constater « de visu », la réalité des choses.
Une simple promenade d’une heure dans notre village de Capestang, en plein cœur du Languedoc, m’a laissé perplexe !
Cette énumération de formes et fonctions du motif décoratif étudié n’est qu’un pâle reflet de la réalité du terrain. La génoise en encorbellement, les dents de scie, les dents d’engrenage et bien d’autres formes non répertoriées se mélangent, se chevauchent, s’entrecroisent … à l’infini !
Je savais que les Capestanais ont été depuis toujours des indomptables. Ce qui leur a attiré – par deux fois ! – d’être excommuniés par le pape.
Mais, imaginer qu’ils iraient jusqu’à bousculer les sacro-saintes règles de l’architecture… ça dépasse l’entendement !
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Service après-vente (suite)
Curtea de Argeş me réservait d’autres surprises !
Tout au long de mon enfance j’ai admiré au coin de la rue où j’habitais, une belle maison des années 1900, dont la façade, en style néo-roumain, était rehaussée de plaques et boutons en céramiques polychromes.
Il a fallu que j’attende plus de trente ans pour découvrir, à Venise, que l’architecte qui avait construit cet édifice, dans le plus pur style roumain, était… italien !
Giulio Magni (1859 – 1930) a vécu dix ans en Roumanie, entre 1885 et 1904, où il a construit quelques 37 édifices.
Parmi ceux qui restent encore debout, probablement le plus imposant est la gare de Curtea de Argeş. Je ne pouvais pas passer dans cette ville sans revoir ce bâtiment. D’autant plus que, encore une fois, sa décoration est faite de panneaux, boutons, ceintures … en céramiques polychromes que j’aime tant. C’est probablement la vue répétée de ce type de décoration qui a généré mon amour pour les « azulejos » espagnols ou portugais. Renforcé par tant d’années de visites répétées en Amérique Latine.
Mais ici, si les céramiques ont gardé leur éclat, le reste de l’édifice se trouve plutôt dans un triste état.
Cette gare a été construite à l’origine pour accueillir les corps inanimés des rois de Roumanie, en route vers leur dernière demeure, le Panthéon royal de Curtea de Argeş.
A l’époque, le trafic ferroviaire était intense. Mais de nos jours, comme partout ailleurs en Europe, le train a été remplacé par la voiture. Pendant une dizaine d’années, la gare de Curtea de Argeş ne voyait passer que deux trains par jour ! Et même ceux-là ne desservaient que la ville chef-lieu de département. A quoi bon aller jusqu’à la capitale, puisqu’il y a une autoroute ?
Dans ces conditions, la gare reste fermée à longueur de journée, aucun investisseur privé n’ayant manifesté son intention de la transformer en restaurant ou en discothèque ! Toute ressemblance avec la gare de Clermont l’Hérault, dont l’activité ferroviaire a cessé depuis des dizaines d’années, n’est pas le fait du hasard* !
Et puis, en regardant de plus prés, je découvre que, depuis quelques mois il y a quatre trains par jour qui relient Curtea de Argeş à Bucarest. Mais, comme il s’agit des trains d’une compagnie privée, les billets sont émis… dans la rame. Donc la gare ne sert que de décor !
Encore plus original !
Attendant son départ, dans quelques heures, la très moderne rame de train reste stationnée sur une voie de garage. En regardant bien, je remarque un fil électrique reliant la locomotive fabriquée en Allemagne, à la prise de courant… du poste de police qui se trouve quelques dix mètres plus loin. Etrange habitude !
Parlant avec le conducteur, j’ai découvert que ce montage insolite permet de chauffer l’huile du transformateur de la motrice. Sans quoi… le train ne part pas !
Je dois dire que le conducteur n’a pas apprécié mon sourire narquois, en écoutant son explication. Et il ne voyait pas le côté surréaliste de la situation !
Mais le voyage en train de Curtea de Argeş à Bucarest, me réservait d’autres surprises.
Tout au long du trajet j’ai découvert les petites gares datant aussi de la fin du XIXème siècle, probablement bâties par le même Giulio Magni, parfaitement entretenues. On m’a expliqué qu’elles sont louées en tant que logements aux anciens employés des Chemins de fer roumains, à un prix préférentiel. Ce qui permet de les entretenir et de sauver ainsi quelques éléments du patrimoine architectural du pays.
Excellente initiative que je souhaiterais voir adoptée dans nos pays occidentaux où tant d’anciennes gares se meurent lentement.
*C’est avec un vrai bonheur que j’ai découvert que les travaux de rénovation de l’ancienne gare de Clermont l’Hérault ont démarré. L’année prochaine, elle deviendra un espace d’accueil touristique, accompagné de salles de réunion, exposition et réception.