De Dortous à Cantemir… (II)

…ou « Golpe a golpe, verso a verso! »

 

La Bastide Vieille, mars 2023 

Texte publié dans la revue « 3R – Rădăcini/Racines/Radici » numéros 61 – 66, janvier – juin 2023, édité par l’Association « Memorie și speranță » à Bucarest (Roumanie).

Une image intéressante, sinon authentique, de l’atmosphère qui régnait dans le salon littéraire tenu par Mme Geoffrin, est reproduite par le tableau “Lecture de la tragédie de Voltaire “L’Orphelin de la Chine”, dans le salon de Mme Geoffrin en 1755″, signé par Anicet Charles Gabriel Lemonnier et que l’on retrouve aujourd’hui au château de Malmaison.

Le célèbre tableau représentant le salon tenu par Mme Geoffrin (Dortous de Mairan, troisième à partir de la droite, au deuxième rang, avec le vêtement marron)

Ce tableau, commandé en 1814 par Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon Ier, est essentiellement une anthologie des philosophes, artistes et savants qui vécurent dans ce “siècle des lumières”. 

En fait, cette composition est un “montage”, car les personnages présentés avaient peu de chances de se rencontrer en ce lieu et à ce moment-là dans le salon de l’hôtel particulier de la rue Saint Honoré à Paris, où Mme Geoffrin recevait chaque semaine.  

L’intérêt principal de ce tableau réside dans le fait qu’il est accompagné d’un panneau explicatif qui reproduit les visages des personnages avec des chiffres qui indiquent l’identité de chacun d’entre eux. Ainsi, outre les célébrités précitées et d’innombrables autres, on peut reconnaître à l’extrême droite du tableau, le portrait de Jean-Jacques Dortous de Mairan. 

Et pourtant, un personnage ou même plusieurs qui pourraient nous intéresser, n’apparaissent pas dans cette composition. 

D’abord celle d’Octaviano du Guasco, dit aussi “abbé du Guasco”.  

Celui-ci, né en 1712 en Savoie italienne, après des études de théologie et devenu prêtre, arrive à Paris en 1738.

Ici, du Guasco, personnage remarquable par son intelligence, mais aussi par son ambition, tente par tous les moyens de pénétrer au cœur de la haute société parisienne.

Dans les dossiers de la police française, il y a le commentaire selon lequel “il était occupé par différents travaux et était toujours avec des étrangers et des ambassadeurs”.

C’est pourquoi ses biographies mentionnent que :

“Il s’attacha à Démétrius Cantemir, ancien voïvode moldave au service de Pierre le Grand, dont il parla dans “l’Histoire de l’Empire ottoman” publiée en 1743″, et que “Octaviano du Guasco entendit la traduire en italien, tandis que Cantemir voulait, de son côté, l’aide de Guasco pour traduire “Les lettres persanes” en russe.”

Cette affirmation contient un certain nombre d’inexactitudes, mais aussi une part de vérité.

Démétrius Cantemir (1673 – 1723), Prince de Moldavie

D’abord, Dimitrie Cantemir, en 1743, était déjà mort depuis 22 ans ! Et il n’avait même jamais mis les pieds à Paris. 

Cependant, il est vrai que son fils, Antioche Cantemir, l’ambassadeur du tsar auprès du roi de France, a eu du mal à traduire et publier l’œuvre de son père à la fois à Berlin en 1734 et à Paris en 1743. 

Il est vrai qu’Octaviano du Guasco était un personnage étrange. 

Ami intime de Montesquieu, d’une part, il réussit, d’autre part, à se faire haïr par les personnalités des salons parisiens. Il fut notamment éliminé par Mme Geoffrin du cercle de ses convives. 

Après son retour, en 1761 à Vérone, il publie “Les lettres familières” de Montesquieu, qui dans cet ouvrage fait de nombreuses déclarations sévères à l’adresse de la patronne du salon littéraire parisien. Cet événement a créé un scandale considérable à l’époque et est devenu plus tard une véritable “affaire politique”. 

Un autre personnage qui aurait pu apparaître dans le tableau représentant les invités de Mme Geoffrin est Antioche Cantemir. Mais, en 1755, date annoncée de la rencontre au salon parisien, Antioche Cantemir était déjà mort depuis 11 ans !

Antioche Dimitrievici Cantemir (1708*-1744), comme l’appelle l’histoire de la littérature russe, était le fils cadet de Dimitrie Cantemir, l’éphémère souverain de Moldavie en 1710-1711. 

Né à Constantinople, Antioche s’enfuit avec toute la famille à Saint-Pétersbourg, après la défaite de Pierre le Grand par les Turcs, le tsar auquel Dimitrie Cantemir s’était allié dans l’espoir de perpétuer la dynastie familiale sur le trône de Moldavie ou encore en vue d’une hypothétique indépendance de son pays.

Depuis sa jeunesse, Antioche Cantemir a reçu une éducation de haut vol à la cour de Russie, d’abord auprès de son père, puis auprès de scientifiques européens de renom tels que Bernoulli, Baer et Gross de l’Académie des sciences de Russie. 

Depuis son plus jeune âge, Antioche Cantemir a appris et pratiqué différentes langues européennes, telles que le grec moderne, le latin, le grec ancien, l’italien, l’allemand, le français, le russe. Outre les idées de la science et de la philosophie, il s’est familiarisé avec la littérature russe, avec l’esprit et l’histoire de l’Antiquité, et à “l’école latine d’Astrakhan”, il a également “appris les langues, la sagesse du monde, la géographie et l’histoire“.

Devenu orphelin le 21 août 1723, le jeune prince se rapproche du « tsar de toutes les Russies » pour obtenir une bourse afin d’étudier en Occident, mais le tsar meurt avant de lui avoir donné une réponse. 

Quelques années plus tard, Antioche Cantemir entame une intense activité littéraire, réalisant des traductions du latin vers le dialecte slave-roscénique ou du français. Toujours à cette époque, il étudie à l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg divers domaines tels que l’astronomie, la physique, l’algèbre, l’histoire et la philosophie. 

En 1731, Antioche Cantemir est nommé représentant diplomatique du tsar à Londres. Au cours des six années passées à ce poste, Cantemir réussit à obtenir une reconnaissance de la puissance impériale russe et même la signature d’un traité d’alliance entre les deux grandes puissances européennes. Durant cette période, il apprend également l’anglais, développant des liens parallèles avec le monde artistique et scientifique britannique.

En 1737, Cantemir entame des négociations avec l’ambassadeur de France à Londres afin de rétablir les relations diplomatiques franco-russes, interrompues en raison de la guerre de Pologne.

Le succès de ces négociations le fait nommer, un an plus tard, au poste d’ambassadeur de Russie en France. Ceci le fit habiter six ans à Paris, jusqu’au 31 mars 1744, date à laquelle il mourut, âgé seulement de 35 ans. 

* * *

Le séjour parisien du prince Cantemir fut une succession de rencontres et de contacts au plus haut niveau. Outre l’importante activité diplomatique déjà évoquée, Antioche Cantemir fréquenta et correspondit avec d’innombrables personnes et personnalités de la haute société parisienne, ainsi que du monde scientifique ou artistique.

Malheureusement, la plupart des informations dont nous disposons, concernant le séjour du diplomate russe en France, proviennent des écrits de l’abbé du Guasco, personnage ambigu, auquel nous ne pouvons que partiellement nous fier.

 C’est ainsi que Ştefan Lemny, dans son remarquable ouvrage sur “Cantemireştii”, décrit les contacts d’Antioche Cantemir avec les salons littéraires de l’époque : 

« Les salons qui fleurissent dans tout Paris ouvrent d’autres portes sur la vie littéraire de l’époque. Il est difficile de savoir avec certitude si le prince fréquentait régulièrement les salons les plus célèbres de son temps, comme par exemple celui de Madame Geoffrin. La muse de la vie littéraire parisienne était considérée comme une de ses amies : elle aurait reproché à Octaviano du Guasco de l’avoir injustement oubliée dans la biographie qu’il avait consacrée à Antioche, et qui précède l’édition des « Satires » **, où il cite un nombre important de ses amis. 

Peut-on se fier d’ailleurs à un témoignage isolé, provenant d’un auteur aussi controversé que Guasco ? Il est vrai, on sait, grâce à Marmontel, que la porte du célèbre salon était grande ouverte aux étrangers, mais l’écrivain ne mentionne pas le prince dans ses “Mémoires”. 

Cependant, nous avons de nombreuses indications sur la participation d’Antioche Cantemir à d’autres salons littéraires, peut-être moins prestigieux que celui de Mme Geoffrin, mais plus intéressants pour les informations politiques susceptibles d’intéresser le diplomate accrédité à Paris.

Le buste d’Antioche Cantemir dans la cour de l’Université de Saint-Pétersbourg 

Ce fut le cas du salon de la marquise de Monconseil, qu’Antioche connaissait depuis 1736.

Ainsi, le prince parle dans une de ses lettres du “magnifique souper de vingt couverts”, où “l’ordre et la délicatesse des table, ainsi que la superbe vaisselle, ont fait l’admiration de tous les participants, parmi lesquels se trouvait toute la famille de M [a]d[ame de] Monconseil.” 

Comme la plupart des personnes invitées à ces réunions étaient amies entre elles et avec les hôtesses, on imagine aisément que les idées et les gens circulaient d’un salon à l’autre.

Ainsi, Pierre Louis Moreau de Maupertuis, philosophe, mathématicien, physicien, astronome et naturaliste, l’un des membres essentiels du salon tenu par Mme Geoffrin, était un ami intime d’Antioche Cantemir.

A ce sujet, et comme possibilité supplémentaire de contact entre Antioche Cantemir et Dortous de Mairan – on se souvient que ce dernier fut même “Secrétaire perpétuel” de “l’Illustre compagnie” – il convient de citer une autre affirmation trouvée dans la biographie du prince Russe, écrite par Octaviano du Guasco :

“L’Académie, qui avait admiré la supériorité et l’importance des talents du prince Cantemir pendant ses études, l’élit bientôt comme membre, avec l’espoir de l’avoir un jour à sa tête.”

Malheureusement, nous ne disposons d’aucune autre source pour confirmer cette affirmation !

Cependant, il est vrai qu’Antioche Cantemir a créé et développé de nombreux liens entre les académies de Paris et de Saint-Pétersbourg.  Cantemir, qui partage l’avis des différents savants qui militent en faveur des contacts entre les deux académies, s’est déclaré « toujours heureux de travailler au service de son académie (à Saint-Pétersbourg) ». En effet, Antioche Cantemir remit le diplôme de membre de l’Académie russe à Maupertuis en 1738, le troisième savant français aussi distingué, après Dortous de Mairan et Réaumur.

Le nom de Dimitrie Cantemir, le seul savant roumain mentionné sur la façade de la Bibliothèque “Ste Geneviève” à Paris, est connu en France grâce à la publication de son ouvrage par Antioche Cantemir en 1743

Dans le même but, Antioche Cantemir proposa et obtint que différents membres de la haute société française soient soutenus par des titres, voire par des bourses accordées par l’académie de Saint-Pétersbourg. De plus, il s’impliqua personnellement dans les opérations d’échange de livres, qui visaient, outre la connaissance mutuelle entre les savants des deux pays, à vulgariser les études russes en Occident. 

Nous n’insisterons pas sur les liens entre Antioche Cantemir et les illustres esprits éclairants du XVIIIe siècle. 

Au lieu de cela, l’animosité créée entre Voltaire et Antioche Cantemir concernant les origines familiales de l’ancien souverain de Moldavie, l’auteur du volume “Descriptio Moldaviae”, par les propos du philosophe français est bien connue ! Tout comme la déclaration de Voltaire dans son étude intitulée “L’Histoire de Charles XII”, dans laquelle il écrit à propos de Dimitrie Cantemir qu’il “n’avait pas honte de trahir le sultan dont il avait obtenu le règne de la principauté, en faveur d’un chrétien de qui il espère de plus grands avantages. 

Cette déclaration nous amène aux commentaires concernant la position d’Antioche Cantemir face aux événements de Moldavie.

En 1738, lorsque le prince Cantemir arrive à la cour du roi de France, la Russie est en pleine offensive contre l’Empire ottoman, au cœur du territoire de la Moldavie. L’avancée rapide des troupes russes conduit à leur entrée à Jassy (Iași), en septembre 1739. 

Motivé par ce succès militaire, Antioche Cantemir rêve même de restaurer sa famille sur le trône de Moldavie et se considère certainement comme l’homme de confiance pour cette mission. Mais, encore une fois, un Constantin Cantemir apparaît, le fils de l’oncle, ancien souverain de Moldavie, homonyme d’Antioche, qui se propose également comme prétendant, soutenu par le général russe victorieux, sous les ordres duquel il a combattu.

 
Pièce frappée par la République de Moldova à l’occasion du tricentenaire de la naissance d’Antioche Cantemir (avers et revers)
 

Mais la Russie, sous la pression de la France et de l’Autriche, signe un traité de compromis avec la Turquie à Belgrade, en 1739, mettant fin aux rêves de changement de la suzeraineté de la Moldavie et donc du retour d’un Cantemir au pouvoir dans la principauté. 

Alors, Antioche Cantemir joue pleinement la carte de la fidélité au pouvoir qu’il représente, malgré les intérêts de sa famille, présentant ce traité de compromis comme une victoire du pouvoir tsariste.

Quelque peu perplexe, un des amis de Cantemir, Gastaldi, lui écrit :

“Quant à votre paix avec les Turcs, si vous êtes satisfait, moi aussi. Mais j’avoue que je ne m’y attendais pas, après que vos armées eurent fait tant de miracles sur les infidèles. J’étais heureux que ta famille soit rétablie en Moldavie, mais Dieu en a décidé autrement…” 

Ce fut une dernière rencontre, ratée, entre l’histoire de la Moldavie et celle de la famille Cantemir ! 

Mais aurait-elle signifié un quelconque intérêt pour les Pays Roumains ? Ou s’agissait-il d’un simple changement de suzerain, qui n’aurait profité qu’à la famille Cantemir ?

 

Adrian Irvin Rozei

La Bastide Vieille, près de Maureilhan


*La date de naissance d’Antioche Cantemir est indiquée différemment -1708 ou 1709- dans les différentes sources consultées. Le fait certain est que la République de Moldavie a déclaré 2008 “Année Cantemir”, à l’occasion du tricentenaire de sa naissance. A cette époque également, une pièce d’argent d’une valeur de 100 Lei a été frappée, représentant Antioche Cantemir, ainsi que les dates 1708 et 1744.

 

 

 

 

 

 

**Antioche Cantemir est restée célèbre principalement grâce à des “Satires”, écrites en russe. Il est considéré comme le père de la littérature classique russe.
Voici un exemple moralisateur tiré de ses écrits, dans la « Satire VI » :

“Il n’est heureux que dans la vie,
Qui sait dépenser en paix et tranquille,
Et du peu qu’il a est satisfait !”


SERVICE APRÈS-VENTE

 

Cet article peut apparaître au lecteur comme une série d’images quelque peu dépareillées. 

Pourtant, il traduit fidèlement le cheminement d’une recherche, ce que les professionnels appellent le “journalisme d’investigation”. C’est un exemple de comment, à partir d’un certain sujet, on peut atteindre un personnage si éloigné dans le temps et dans l’espace, et comment, en partant d’un petit village du Languedoc, l’on aboutit à l’histoire d’un prince d’origine moldave. 

C’est précisément ce chemin que l’on apprend pas à pas, sans vous douter d’où il peut vous mener, qui rend l’exercice tellement charmant. 

Comme l’a dit Antonio Machado dans le poème intitulé “Cantares”:
« Caminante, no hay camino
Se hace camino al andar…
Golpe a golpe, verso a verso.
 »

(« Voyageur, la route n’existe pas.
C’est en marchant qu’on se fraye un chemin…
Pas à pas, vers par vers. »)

One thought on “De Dortous à Cantemir… (II)

  1. Mgr. Jean-Louis Bruguès de la Société Archéologique (Béziers) écrit :
    Merci beaucoup pour ce texte magnifique à la mémoire de mon prédécesseur, Jean-Denis Bergasse. Il sera mis à la disposition des membres de la Société Archéologique de Béziers.
    En restant à votre service,
    Le Président

    G.B. de la SASL (Béziers) écrit :
    Merci Adrian
    Et félicitations pour vos articles
    Cordialement

    B.B.K de Budapest (Hongrie) dit :
    Multumesc frumos,
    cu prietenie

    V.G. de Béziers écrit :
    Merci M Rozei,
    à bientôt

    A.D.D de l’Hérault écrit :
    Bonjour Monsieur Rozei,
    Je vous remercie pour ce message riche en informations.
    Bonne continuation,
    Cordialement
    …………………………….
    J’ai travaillé avec Monsieur Bergasse qui m’a offert une de ses publications sur le Biterrois, à l’occasion de mon Master 1 concernant le sculpteur Jean Magrou.
    Mon impression a été forte à l’époque sur le coup de main reçu de la part de ce monsieur très qualifié en histoire et en art et surtout au patrimoine biterrois.
    Merci M. Rozei d’avoir réveillé mes chers souvenirs.

    Amicalement,

    E.R.G. de Paris dit:
    C’est très intéressant. Porte-toi bien !!

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