Paris, le 26/10/2018
C’est un après-midi ensoleillé d’automne. Je me trouve Place St. Sulpice, où j’ai rendez-vous avec mon ami Béla, qui est historien, pour aller assister à une conférence.
C’est bientôt le 11 Novembre et on va fêter 100 ans depuis la fin officielle de la Grande Guerre. Les commémorations, les conférences, les rencontres, les défilés vont se multiplier, dans les jours à venir.
Même si je ne dirais pas comme Brassens :
« Moi, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit! », je compte quand-même y participer, de mon mieux.
En attendant l’heure fatidique de notre rencontre, j’ai encore quelques 45 minutes à ma disposition.
Ça tombe bien !
Place St. Sulpice se tient le « Marché d’automne des antiquaires parisiens ».
Je peux y faire un tour, alliant l’utile à l’agréable, pour admirer tant de belles choses : des peintures, des meubles, des bibelots, de vieux livres… il y a de quoi occuper son temps !
Au bout d’une demi-heure, un peu fatigué, je m’assois sur un banc et j’admire de loin le va-et-vient des passants, les stands éclairés, les tableaux et les sculptures.
A côté de moi, sur le banc, un couple de jeunes japonais s’apprête à déguster des pâtisseries, achetées dans le salon de thé, au coin de la rue. Mais, la jeune fille reste depuis 10 minutes avec les gâteaux à la main : son compagnon doit envoyer d’urgence le 250éme SMS du jour !
Probablement au Japon où, vu le décalage horaire, ils dorment tranquillement, au beau milieu de la nuit ! A moins qu’une « alerte » ne soit installée, pour se faire réveiller, en cas d’arrivée d’un SMS !
Du haut du mur, l’acteur de « Kabuki » peint par Toyohara Kunichika (1835 – 1900), en 1867, les regarde avec un certain dédain.
Il est, certainement, trop conscient de sa valeur (300 Euro !) pour s’occuper de ces billevesées !
Pas comme son peintre qui, selon ses contemporains, avait
«une personnalité ouverte, amicale et sincère. Il aime se distraire avec les geishas et prostituées du district Yoshiwara tout en absorbant d’abondantes quantités d’alcool. Sa plus grande passion cependant, semble être le théâtre où il est un habitué des coulisses. Son apparence est rapportée être minable. Il est constamment endetté et emprunte souvent de l’argent aux acteurs de kabuki qu’il dépeint avec tant d’admiration. Un contemporain dit de lui : « Concevoir des impressions, aller au théâtre et boire était sa vie et cela lui suffisait.»
En même temps, l’élégante dessinée par Thiroux Henri, en 1907, ne semble pas s’intéresser à cette agitation malsaine ! Elle est déjà prête pour aller au bal et n’attend que son cavalier qui doit venir la chercher, en fiacre !
C’est étrange ! Son allure me rappelle quelqu’un !
Peut-être la jeune fille dans l’escalier de notre maison, toujours un pastel, au cœur du Languedoc. Ça ne m’étonnerait pas que ce soit la fille de la dame ou, peut-être, elle-même, il y a quelques 30 ans, à en juger d’après ses vêtements.
Comme, de toute façon, personne ne sait, dans la famille, qui était la jeune fille… toutes les hypothèses sont permises !
Mais, un personnage bien plus étrange s’affaire devant moi !
Il s’agit d’un homme « de poids », habillé avec une chemise rose, se protégeant des premiers froids de l’automne avec une écharpe bleue, arborant à chaque doigt une grosse bague en or, mais chaussant des baskets… verts !
Le plus frappant, c’est sa barbe, touffue, poivre-et-sel, et son « tarbouche* », à la turque, dont il est coiffé.
Je ne l’ai pas entendu dire un seul mot, mais je suis sûr que ce monsieur est turc !
Pourquoi ? Certainement à cause de sa ressemblance avec Abdülhamid II, trente-quatrième sultan ottoman et dernier monarque à exercer une véritable autorité sur l’empire.
Mais, une fois de plus, son couvre-chef me rappelle quelqu’un !
Bien sûr ! Il s’agit de Dario Moreno (né en 1921, près d’Izmir, en Turquie et mort le 1er décembre 1968 à Istanbul), que j’ai vu, tant de fois, porter le fās, dans les films turcs des années ’60 !
En France, Dario Moreno est connu, surtout, pour son interprétation du brésilien, dans « La Vie parisienne » l’opéra bouffe de Jacques Offenbach, livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, créé au théâtre du Palais-Royal le 31 octobre 1866.
Ce thème est tellement d’actualité ! Nous sommes à deux jours seulement du deuxième tour de l’élection présidentielle au Brésil, et le sujet principal du débat national est… la corruption !
« …Et j’arrive de Rio de Janeire
Plus riche aujourd’hui que naguère
Paris je te reviens encore!….
Je ne suis pas mort j’ai gagné
Tant bien que mal des sommes folles
Et je viens pour que tu me voles
Tout ce que là bas j’ai volé !
Tout ce que là bas j’ai volé ! »
Mais moi, je me rappelle de Dario Moreno pour d’autres raisons :
-d’abord, parce qu’en 1968 je comptais le voir sur scène, à coté de Jacques Brel, dans « L’Homme de la Mancha », interprétant le rôle de Sancho Pança.
Hélas ! Il est décédé le 1er décembre 1968 à Istanbul.
Ce jour-là, il était monté dans un taxi, bien vivant, pour aller à l’aéroport.
Quand on l’a descendu du taxi, à l’hôpital de la ville, il était déjà mort !
D’un infarctus du myocarde. Le chauffeur l’a amené en vain à l’hôpital ; c’était déjà trop tard !
Ainsi, chaque fois, quand je prends un taxi pour aller à l’aéroport, je me demande si je n’aurais pas le sort de Dario Moreno ! Et, Dieu sait que j’ai pris quelques « taxis pour aller à l’aéroport », dans ma vie !
-ensuite, parce qu’un jour, il y a quelques 10 ans, je suis tombé, à Istanbul, sur le disque sorti à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans depuis la mort du chanteur franco-turc.
C’est une perle ! Parce que, toutes les chansons, sont présentées dans deux versions : turque et française ! Quelquefois, agrémentées de couplets en espagnol, langue que Dario pratiquait avec aisance : sa famille était séfarade, partie d’Espagne il y a plus de cinq siècles. Donc, il parlait couramment le « ladino » !
Même si le texte n’est pas exactement le même, quelquefois, dans les deux langues, on comprend aisément le sujet.
Je me « shoote » donc, régulièrement, avec ses chansons !
https://www.youtube.com/watch?v=GUSei1s-lOM
* * *
« Réveille-toi ! Réveille-toi ! »
On est en train de me secouer, comme un sac de patates !
Où suis-je ? Quelle heure est-il ? Suis-je à Istanbul ? Où à Izmir, là où Dario Moreno est né ?
Eh bien, non ! Je suis Place St. Sulpice !
« Dépêche-toi ! On va rater la conférence ! »
Moi, j’étais bien sur mon banc, assoupi au milieu de toutes ces belles choses !
Est-il, vraiment, nécessaire d’aller écouter l’histoire de ces horribles carnages, qui faisaient jusqu’à 1000 morts par jour ?
Enfin ! « Chose promise, chose due ! »
Mais, je préférerais, quand-même, réécouter Dario Moreno !
https://www.youtube.com/watch?v=S_abwYH0EnQ&list=PLzablvw235ZlYtl9WcW4sCMCf80jZQKzF
Adrian Irvin ROZEI
Paris, octobre 2018
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*Le fez (en arabe : فاس / fās, en turc : Fes) ou tarbouche (en arabe : طربوش, ṭarbūs) est un couvre-chef masculin en feutre, souvent rouge, en forme de cône tronqué, orné d’un gland noir fixé sur le dessus.