A Venise, dans Paris… (II)

19/04/2023

Feuilles de journal

 

L’étape « Artcurial », non prévue à l’origine de mon périple, a « consommé » beaucoup plus de temps que ce que j’avais imaginé.

Mais, ça valait vraiment la peine !

La mise en valeur par un scénographie adapté, l’ambiance d’époque XIXe siècle, avec des accessoires multicolores, d’une foule d’objets, somme toute, d’une grande banalité dans leur grande majorité, m’ont fait plonger dans une atmosphère d’un autre temps, peut-être même, davantage que si je les avais découvert à l’intérieur de l’hôtel qui, en ce moment, est en train de « changer de décor » !

Une toute autre histoire m’attendait à la prochaine étape de mon parcours ! 

Mais, comme le temps disponible se faisait court, j’ai pris le métro jusqu’à la Place de la Concorde, abandonnant la promenade au long des Champs-Elysées prévue dans le programme initial. Tant pis ! Les Champs ne vont pas fermer, mais l’exposition « Ca’ d’Oro », « Chefs-d’œuvre de la Renaissance à Venise », si !  

Une présentation de l’exposition, dont le sous-titre est « Du Palais au musée », dit : « Prenez confortablement place sur une gondole et traversez le Grand Canal, non pas à Venise, mai à l’Hôtel de la Marine ! Une excursion sur les rives de l’Adriatique : immanquable ! » 

« La Ca’ d’Oro est l’un des palais les plus connus du Grand Canal dans le sestiere (quartier) du Cannaregio à Venise.

Elle doit son nom aux décorations externes dorées et polychromes qui ont orné ses murs. La « maison d’or », le terme ca’ vient du dialecte vénitien qui signifie « maison », équivalent du mot casa en italien. Les peintures originales de la façade, aujourd’hui disparues, sont dues au peintre Jean Charlier, dit Zuane de Francia.

Le palais a été construit entre 1421 et 1434 pour Marino Contarini, procureur de saint Marc ; conçu par l’architecte Marco d’Amadio. Son édification et sa décoration sont dues aux architectes et sculpteurs Matteo RavertiGiovanni Bon et son fils Bartolomeo.

La Ca’ d’Oro représente un bon exemple du style qui marque le passage du Gothique à la Renaissance, à Venise.

Les réseaux de galeries aux premiers et seconds étages, les parapets des fenêtres et des balcons montrent clairement des formes appartenant encore au gothique tardif ; la colonnade du rez-de-chaussée et les petites fenêtres carrées de l’aile droite évoquent déjà, quant à elles, le style de la Renaissance. »

Mais, la Ca’ d’Oro est aussi l’objet d’une légende tenace qui affirme que la maison aurait été construite un siècle plus tôt par Andrea Doro, celui qui en 1310, un siècle auparavant avait participé à la révolte de Bajamonte Tiepolo.

Cette révolte, qui avait détruit le Ponte di Rialto, alors en bois, a été arrêté par l’armée du Doge, mais, surtout, par une vieille femme, Giustina Rossi, qui avait tué avec un mortier de cuisine, depuis son balcon, le porte-drapeau des révoltés. Ceux-ci, sans signe de ralliement, dans les rues étroites près de la Place San Marco, ont été dispersés par l’armée du Doge.

Encore de nos jours, on peut observer, près de la Tour de l’Horloge, un bas-relief portant la date de l’évènement, le 15 juin 1310.

Un site vénitien, spécialisé dans l’histoire de la « Città lagunare », raconte les détails de la légende (?) de la « Vecia del Morter » de la manière suivante :

« Pourquoi Giustina est-elle devenue si importante qu’elle mérite un bas-relief à deux pas de la place principale de la ville ?

Car la légende raconte que c’est elle qui a stoppé l’avancée des conspirateurs menés par Bajamonte Tiepolo qui voulaient tuer le Doge Pietro Gradenico et renverser l’aristocratique République vénitienne.

Comment a-t-elle fait ? Tout cela grâce à son irrépressible curiosité qui, la faisant regarder depuis son balcon pendant qu’elle cuisinait, fit tomber par hasard le pilon du mortier qu’elle tenait sur la tête de porte-drapeau qui caracolait à cheval aux côtés de Bajamonte. Celui-ci effrayé par ce qui s’était passé, a fui, avec tous les autres insurgés par la Calle del Cappello Nero pour se retrouver sur le pont connu à Venise sous le nom de Ponte dei Dai, un nom tiré de cet événement.

En effet, on raconte que les gens, voyant les conspirateurs fuir vers le pont, n’arrêtaient pas de crier « allez, on va les prendre » (Dai, dai che li prendiamo“) et depuis le lieu porte ce nom. Mais revenons à la dame. 

Le Doge, ayant appris que les conspirateurs menés par Tiepolo s’étaient enfuis grâce à Signora Giustina, la convoqua au palais pour la remercier du geste fait en faveur de la République de Venise et lui demanda quel était son plus grand désir de récompense.

La femme, en plus de vouloir que le drapeau de San Marco soit affiché à la fenêtre le jour de San Vito (c’est-à-dire le 15 juin), demanda au Doge que le loyer de sa maison et de sa boutique de miroirs, qu’elle payait aux procureurs de Saint-Marc, ne subirait plus de majoration et resterait donc fixée à 15 ducats par an, tant pour elle que pour ses futurs héritiers.

Le Doge accepta et, à partir de ce jour, Giustina et chacun de ses héritiers qui ont vécu à Venise ont payé et ont continué à payer ce quota de loyer établi en 1310 par le Doge de l’époque. Cet engagement moral a survécu même après la chute de la République de la Sérénissime et il est toujours en vigueur jusqu’à présent. 

Les historiens racontent qu’en réalité, l’avancée de Tiepolo a été stoppée par la trahison du conspirateur lui-même, qui avait informé le Doge à l’avance, mais nous aimons à penser que le mérite de sauver la République appartient entièrement à une dame vénitienne ordinaire et à sa maladroite, mais infaillible, curiosité. »

D’autres sources, mieux informées, affirment que le loyer fut, quand-même, augmenté en 1436, alors qu’un descendant de Giustina faisait son service dans la marine. Mais, celui-ci demanda et obtint, en 1468, le rétablissement du loyer initial.

La Sérénissime tient ses promesses !

Pour ce qui est d’Andrea Doro et de ses amis, si je me souviens bien de leur sort, arrivant à se retrancher dans leur camp, ils négocièrent avec le Doge et obtinrent la vie sauve, à condition de s’expatrier.

*   *   * 

C’est clair que le fameux palais « Ca’ d’Oro », sur la rive du Grand Canal, n’est pas un endroit qui m’est inconnu !

A chaque passage sur le canal, le palais fait partie de ceux que l’on remarque, d’autant plus que l’un des arrêts du vaporetto no. 1, celui qui longe le Grand Canal en traversant la ville et que tous les visiteurs de Venise se sentent obligés d’emprunter, s’intitule « Ca’ d’Oro ». 

Et pourtant, je ne suis entré qu’une seule fois dans ce « palazzo» !

C’était le 02.05.2011 à 11h50 ! Comme le ticket d’entrée, que j’ai soigneusement conservé, le prouve. 

Pour quelle raison ? Simple !

Je suis fasciné, depuis longtemps, par l’histoire de cet endroit.

« À la chute de la république de Venise en 1797, le palais a plusieurs fois changé de propriétaire. L’un d’eux, au xixe siècle, est la ballerine Marie Taglioni. Durant les travaux de restauration conduits par Giovanni Battista Meduna  au cours du xixe siècle, d’importantes détériorations sont portées à l’édifice, avec notamment la destruction de l’escalier gothique de la cour intérieure, ainsi que les balcons donnant sur cette même cour. » 

Mais, la « séquence » la plus passionnante est celle du dernier propriétaire privé de l’endroit : Giorgio Franchetti 

« Giorgio Franchetti, né Giorgio Gioacchino (Turin18 janvier 1865 –  Venise17 décembre 1922), était un mécène et collectionneur italien, à qui nous devons la restauration méritoire du palais vénitien de la Ca’ d’Oro. 

Troisième fils de Raimondo (nommé baron par Vittorio Emanuele II de Savoie en 1858) et de Sara Luisa Rothschild (fille d’Anselm Salomon et de Charlotte Rothschild), il descend d’une famille juive de banquiers mantouans, devenus fondateurs d’une entreprise de transport par calèche dans le nord de l’Italie, et financiers des campagnes du Risorgimento.

Avec l’avènement du chemin de fer, son père Raimondo est devenu un entrepreneur agricole dans différentes régions d’Italie, de la Toscane à la Vénétie, accumulant une richesse considérable grâce à la remise en état des terrains, en particulier dans la basse Livenza.

Les frères de Giorgio étaient Alberto, compositeur et musicien talentueux dont le fils est  Raimondo (1889-1935), peut-être le plus grand explorateur italien du XXe siècle, et Edoardo, qui s’est consacré à une carrière diplomatique.

Après avoir terminé ses études à l’Académie militaire de Turin, Giorgio s’installe avec son frère Alberto d’abord à Dresde puis à Munich, où il rencontre la jeune baronne Maria Hornstein Hohenstoffeln, qu’il épouse en 1890. L’un de ses fils était Carlo Franchetti, passionné d’alpinisme, qui en 1926 a acheté à la municipalité de Selva et restauré le Castel Gardena.

En 1894, ayant appris que le bâtiment Ca’ d’Oro était à vendre, après beaucoup d’hésitations dues au mauvais état de conservation du bâtiment profondément modifié par sa division en appartements, Giorgio Franchetti décida de l’acheter pour 170 000 lires.

Dès le début, son but n’était pas de faire de la Ca’ d’Oro sa maison, mais d’abriter sa propre collection d’œuvres d’art pour la rendre accessible au public, s’engageant dans l’entreprise de restaurer le bâtiment dans son aspect original du XVe siècle, et ainsi en faire l’œuvre de sa vie.

En 1916, Franchetti signe un accord avec l’État italien dans lequel il s’engage à vendre le palais à la fin des travaux en échange de leur couverture financière.

Une fois les travaux achevés et la collection finalisée grâce à l’arrivée d’œuvres d’art de différentes origines, le musée intitulé Galeria Giorgio Franchetti à Ca’ d’oro a été officiellement inauguré le 18 janvier 1927. »

Mais, d’abord, il faut préciser que Franchetti était si passionné, on peut dire « amoureux », de cet endroit qu’il ne s’est pas contenté d’une simple remise en état du palais, mais qu’il a fait l’impossible pour le remettre dans son état d’origine. En allant jusqu’à la démolition et reconstruction, dans le style initial, de l’escalier de la cour et des pièces de l’intérieur du palais, qui avaient été transformées en appartements !

Georgio Franchetti a refait complétement le sol en marbre sous le portique du rez-de-chaussée. Ce sol couvre une superficie de 350m2 et a été restauré en utilisant les techniques de l’opus sectile et de l’opus tessellatum. Les motifs géométriques qui composent la décoration s’inspirent des sols médiévaux des églises de la lagune vénitienne telles que la basilique Saint-Marc de Venise, la basilique des Saints-Marie et Donato de Murano et la cathédrale Santa Maria Assunta de Torcello.

Il faut signaler que le propriétaire  a choisi de ne pas utiliser de marbres et de pierres des carrière modernes, mais d’utiliser les pierres les plus célèbres et les plus précieuses depuis l’antiquité romaine, y compris le porphyre rouge ancien, la serpentine, le cipollino vert, le jaune antique, le pavonazzettole vert ancienle marbre luculleo et bien d’autres.

Encore plus ! A genoux, avec deux semelles de chaussures attachées à ses genoux, il passait des journées entières à refaire la mosaïque de l’entrée !

Et il n’hésitait pas à demander de l’aide à ses meilleurs amis.

Ainsi se le rappelle Gabrielle D’Annunzio, qui s’est retrouvé plus d’une fois « à genoux comme un ouvrier en train de coller dans le stuc des carrés de porphyre et serpentine ».

Très malade, Giorgio Franchetti s’est suicidé en 1922.

En 1923, ses cendres ont été répandues sur le sol de l’entrée de Ca’ d’oro.

*   *   *

Aujourd’hui, Ca’ d’Oro abrite la « Galeria Giorgio Franchetti ».

Le palais a ouvert au public en 1927, avec l’ajout d’objets d’art provenant d’édifices religieux supprimés pendant l’occupation napoléonienne et par l’apport d’œuvres des dépôts des Gallerie dell’Accademia.

Mais, moi je rêve de connaître ce palais tel qu’il était du temps de Giorgio Franchetti !

Parce que, je m’imagine, qu’en plus des œuvres exceptionnelles qu’il a amassés, le maitre des lieux avait conçu une « mise en page » digne du cadre qu’il s’est donné tant de mal à reconstituer.

C’est, d’ailleurs, ce que je cherche obstinément, depuis plus de 50 ans, à Venise.

Si à Florence, par exemple, je suis émerveillé par l’accumulation de chefs-d’œuvre majeurs de l’art, à Venise je cherche davantage l’atmosphère du temps passé, la présence des personnages historiques ayant traversé ces lieux, leur souvenir et les traces de leur passage !

Et, plus d’une fois, déambulant sans but précis, surtout la nuit, au long d’un canal, rio, calle, campo…, n’ai-je senti, presque physiquement, la présence d’un Casanova, d’un Goldoni, de Vivaldi ou de Thomas Mann ?

Quand ce n’était pas la vision apocalyptique d’un fantôme, d’un cavalier sans tête, d’une sorcière en plein vol, sur un balai, de la princesse sans empire ou de la jeune fille qui ne fût jamais enterré… !

Comme disait Albert Einstein :

« L’émotion la plus forte que nous pouvons éprouver est le sens du mystère. Ce sentiment suscite l’art et la science. Celui qui ne connaît pas cette sensation, qui ne sait plus s’arrêter pour méditer et reste charmé dans une admiration craintive est comme mort : ses yeux sont aveugles. »

Et comment peut-on retrouver ses « émerveillements » d’enfance si l’on n’est pas entouré d’un cadre de « conte de fée » ?

Pour ce qu’il est du musée abrité par Ca’ D’Oro, je me tiendrai au commentaire de Guido Fuga et Lele Vianello, dans leur livre intitulé « Les balades de Corto Maltese » :

« Les architectes ont restauré Ca’ d’Oro sans se soucier de son âme et la magie s’est évanouie. Les beaux tapis orientaux moisissent dans les réserves. On en a fait un musée propre et clean. Pauvre Franchetti ! »

Et, les tendances actuelles, où le gris et le noir dominent dans la décoration, aussi bien des musées, des restaurants ou des hôtels, ne présage rien de bon pour Ca’ d’Oro !

*   *   *

En attendant le moment où nous pourrons revoir les « Chefs-d’œuvre de la Renaissance à Venise » dans leur écrin vénitien, j’ai décidé de voir l’exposition présenté à l’Hôtel de la Marine ».

« Le musée et palais Ca’ d’Oro de Venise livre un ensemble de prêts exceptionnels le temps des travaux de restauration. L’exposition sera l’occasion d’explorer l’art et l’histoire de la Sérénissime à travers les œuvres de la Ca’ d’Oro, avec un accent particulier sur la période de la Renaissance. Une sélection de plus de 70 œuvres des plus grands artistes actifs à Venise et ses environs à la Renaissance sont à découvrir : médailles de Pisanello et Gentile Bellini, tableaux de Tintoret et Titien, marbres de Tullio Lombardo, bronzes de Bartolomeo Bellano, l’Antico, Vittore Camelio ou encore Andrea Riccio.

Le parcours présente une forme d’introduction à l’histoire de Venise à travers médailles, peintures, reliefs, petits bronzes… À la fois sanctuaire de beauté mais aussi lieu de mémoire de l’histoire de la ville, la Ca’ d’Oro et ses collections forment par essence un fragment de Venise.

Au sein de la collection Al Thani de l’Hôtel de la Marine, l’exposition présente un ensemble de sculptures et peintures datant de la deuxième moitié du XVe siècle au XVIe siècle, véritable âge d’or de la création vénitienne. »,

annonce l’Officiel des spectacles.

C‘est bien vrai ! Les œuvres exposées sont magnifiques ! Toutefois, même éclairées puissamment, dans un long boyau noir, le « mystère » n’y est pas !

Cela fait trop… musée ! Par moment, on rêverait d’œuvres moins exceptionnelles, mais dans un cadre… plus humain !

C’est vrai que c’est une habitude de l’endroit.

Déjà, l’année dernière, à l’occasion de l’exposition « Gulbenkian par lui-même : dans l’intimité d’un collectionneur », j’avais eu le même sentiment.

Mais, cette collection, présentant des pièces tout aussi brillantes, ne nous parvenait pas d’un écrin comme celui de la Ca’ d’Oro ! Par son coté éclectique, tout autant que par le choix d’une architecture moderne (en son temps !) pour le musée de Lisbonne, Gulbenkian s’inscrivait davantage dans les contraintes des expositions de la « Al Thani Collection ».

A suivre…

Adrian Irvin ROZEI

Paris, avril 2023

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