Je ne verrai pas de sitôt « La Cantatrice chauve » ! (I)

Ce texte a été publié dans la revue « 3 R », « Rădăcini / Racines / Radici », no. 25 – 30, datée janvier – juin 2020, éditée par l’Association « Memorie şi Speranţă » de Bucarest (Roumanie).

 

Feuilles de journal

Boulogne, le 11/05/2020 

 

Le 11 mai 2020 aurait du être un grand jour pour la littérature et le théâtre français ! Et pour la littérature roumaine, aussi ! 

Ce-jour là on aurait dû fêter les 70 ans depuis la première représentation de la « Cantatrice chauve » d’Eugène Ionesco.

En effet, c’est le 11 mai 1950 qu’au Théâtre des Noctambules, aujourd’hui disparu, que Nicolas Bataille a crée la pièce qui bat tous les records de longévité français et, même, mondiaux.

C’est vrai que la « perfide Albion » affirme que le record mondial est détenu par « La Souricière –The Mouse Trap »  d’Agatha Christie ! 

« C’est la pièce qui totalise le plus grand nombre de représentations consécutives au monde depuis sa création dans le West End de Londres en 1952, où elle n’a jamais quitté l’affiche… », dit Wikipedia.

Mais, la première de la « Cantatrice… »  l’a précédé de deux ans ! 

Aujourd’hui, les « foules en délire » se battent pour assister au spectacle qui réuni, le plus souvent, les deux pièces en un acte –« La Cantatrice chauve » et « La Leçon » d’Eugène Ionesco – au Théâtre de la Huchette, au Quartier Latin, dans une salle de seulement 90 places.

La situation était tout autre il y a 70 ans ! Dans la salle, seulement deux spectateurs : Eugène Ionesco et Rodica, son épouse !

L’auteur n’y croyait pas trop lui-même : « C’était un canular, c’était la dérision du langage, c’était la construction d’une pièce non figurative, abstraite. », disait-il dans une interview en 1987.  

Et voilà que maintenant, non seulement que les acteurs se bousculent pour faire partie de la distribution, mais, une fois le rôle si convoité décroché, ils restent 3 ou 4 décennies, en jouant le même texte. 

Il n’est pas rare, d’ailleurs, de remarquer dans la file d’attente, des jeunes japonais ou américains, qui ne comprennent pas un traitre mot de la langue de Molière ! Mais, comme l’endroit est mentionné dans tous les guides de voyages, il faut avoir assisté, au moins, à la première partie de la soirée, tout comme on ne doit pas rater la visite de la Tour Eiffel ! 

Je me suis toujours demandé ce qu’ils comprennent au spectacle ?

Mais, comme mon cousin, un grand critique de théâtre roumain, qui suivait de près les festivals internationaux où l’on jouait des pièces en mongol  extérieur ou swahili oriental, a essayé de me convaincre que « l’important c’est le jeu des acteurs », j’ai fait semblant de comprendre cette démarche  étrange !

Il est exact que la mise en scène n’a pas changé d’un iota depuis les années ’50. Et certains acteurs sont les enfants des acteurs ou décorateurs de l’époque. Ils ont, certainement entendu parler, dans leurs familles, de tous les personnages et personnalités qui sont passées  par la salle de la rue de la Huchette, pendant ce long laps de temps. A ses débuts, ce fut une certaine Barbara, tout comme Jacques Prévert, Louis Malle, André Breton, Jean Tardieu, Raymond Queneau, Benjamin Péret, Gérard Philipe … 

Sauf que, pour ce 11 mai, la situation est unique ! Les contraintes sanitaires du pays empêchent toute représentation. Comment faire pour respecter la « distanciation sociale », sur scène et dans la salle ? Peut-on jouer avec un minimum de rentabilité, en occupant un fauteuil sur deux ? 

C’est un vrai casse-tête pour la direction de la salle. Qui compte rouvrir, dans la configuration initiale, au mois de juillet 2020.

En attendant, la pièce peut être retrouvée à travers quelques courts films, sur Youtube, à l’adresse :

 

 *   *   *

Mes rencontres avec Eugène Ionesco ont été, pour la plupart,… virtuelles ! 

A Bucarest, en 1963, je me souviens d’avoir lu la première version de la « Cantatrice chauve »… en roumain !

La genèse de cette publication a aussi une histoire un peu particulière ! 

Il faut se rappeler qu’Eugène Ionesco, comme tous les autres artistes « enfuis » en Occident, était interdit de publication. D’autant plus que son œuvre était considérée par le régime communiste comme « décadente » et « contraire aux idéaux prolétariens » ! On ne pouvait parler d’Ionesco qu’a mots couverts.

Et, tout d’un coup, sort  le premier numéro d’une nouvelle revue, appelée «Secolul 20 » (que nous nommions « Le siècle XX »), avec la mention « Littérature universelle –Arts – Dialogue des cultures » ! 

En réalité, cette revue existait depuis 1961, mais en 1963 est devenu rédacteur en chef Dan Hăulică, qui allait rester « aux manettes » jusqu’en 1990, avant d’être nommé, une fois le régime communiste déchu, l’Ambassadeur de Roumanie auprès de l’UNESCO à Paris. 

Et, dans la revue, nous découvrons le texte en roumain d’une pièce de Eugène Ionesco, intitulée « Englezeşte fără profesor ». 

Les exégètes français de l’œuvre du roi de l’absurde disent : 

« Après 15 ans de succès en France et sur les grandes scènes du monde, la revue Secolul 20 de Roumanie a publié, avec l’accord de l’auteur, dans le premier numéro de 1965, la dernière œuvre écrite en roumain par Eugen Ionescu, Englezeşte fără profesor (L’Anglais sans peine), dont il avait envoyé le manuscrit à son ami de jeunesse Petru Comarnescu. Dans Secolul 20, celui-ci accompagne le texte d’une présentation intitulée « Debutul Cîntăreţei chele » (« Le début de La Cantatrice chauve »). La publication de ce texte projette une lumière nouvelle sur la genèse du chef-d’œuvre d’Eugène Ionesco et du théâtre de l’absurde. »

Ce fut un « tremblement de terre » ! Voilà que, tout d’un coup, le banni d’hier devient l’héros d’aujourd’hui !

Il faut dire aussi que Petru Comarnescu n’était pas n’importe qui. 

« Petru Comarnescu (pseudonyme Anton Coman ) (né  le 23 novembre 1905, à Iași  – décédé le 27 novembre 1970, à Bucarest ) était un critique littéraire,  essayistemémorialistejournaliste culturel et célèbre traducteur de l’anglais, l’un des fondateurs du magazine d’entre-deux-guerres Criterion ( 1934 )… »  

Je suivais de près, à cette époque, ses cours à l’Université Populaire d’Art et, je dois dire que, ses dissertations sur Rubens, Rembrandt, Titien… sont restées gravées dans ma mémoire depuis cinq décennies.

Qui plus est, nous étions presque voisins et je pouvais admirer, à travers ses fenêtres largement ouvertes en plein été, une bibliothèque impressionnante, flanquée de superbes tableaux et tapis anciens ! 

Aujourd’hui, son appartement est devenu… un cabinet dentaire ! 

« Englezeşte fără profesor montrait, au moment d’une controverse qui avait éclaté en France sur la « paternité » du théâtre de l’absurde, attribuée par de nombreux critiques à Samuel Beckett – l’auteur de la pièce En attendant Godot publiée en 1952 et mise en scène en 1953 –, que l’histoire de ce genre de théâtre commençait en fait avec La Cantatrice chauve, écrite antérieurement dans une variante roumaine. Bien qu’elle soit considérée par l’auteur même seulement comme un simple brouillon de La Cantatrice chauve, la pièce Englezeşte fără profesor prouve une sorte de continuité dans l’évolution de l’œuvre roumaine d’Eugen Ionescu, grâce à son attitude iconoclaste envers la tradition littéraire…

On ne saurait affirmer que La Cantatrice chauve soit une traduction en français de la pièce roumaine ; ce serait plutôt une œuvre réécrite dans l’autre langue, avec ajout de nouveaux éléments de substance théâtrale et d’expression. »

Je me souviens, comme si je les avais lus hier, d’une suite de jeux de mots ou de jeux de sonorités qui nous avaient surpris et amusés à cette époque.

Impossible de les traduire !

On peut, tout au plus, les reproduire dans leur version roumaine, en espérant que le lecteur français remarquera la répétition de certains sons, qui produisent un effet comique : « Nu muşca de unde mişti ! Nu mişca de unde muşti ! ». 

Mais, toujours les exégètes de l’œuvre d’Eugène Ionesco ajoutent :

« Peut-être que si Englezeşte fără profesor avait été mise en scène à Bucarest avant La cantatrice chauve, il n’aurait pas eu le destin universel de l’œuvre définitive en français. Mais du fait qu’il représente le germe du chef-d’œuvre français, Englezeşte fără profesor mérite d’être lu et interprété, parce qu’il prouve que la littérature roumaine n’est pas formée uniquement d’imitations des grandes littératures, qu’elle possède un potentiel créateur propre qui peut se manifester, se concrétiser en des œuvres originales, novatrices. » 

C’est une bonne idée pour un futur spectacle au « Théâtre de la Huchette » ! 

*   *   *

Auparavant, j’avais lu dans la revue « L’Avant-scène », que nous recevions grâce à mon oncle, Jules Cazaban, réputé acteur et directeur de l’un des grands théâtres de Bucarest, la pièce « Rhinocéros », créée  à Paris à l’Odéon-Théâtre de France le 20 janvier 1960 dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault

« En Roumanie, la première représentation d’une pièce signée Ionesco (Rhinocéros en l’occurrence) a eu lieu en 1964, au Théâtre de comédie, avec la mise en scène par le comédien Radu Beligan. » 

Mais, j’avoue ne pas avoir assisté à cette représentation, même si j’ai vu, par la suite, maintes et maintes fois, les photos des principaux interprètes. Et, il me semble avoir entendu qu’Ionesco aurait affirmé que l’interprétation de Radu Beligan était meilleure que celle de Jean-Louis Barrault !

Tout au moins, ce sont les roumains qui me l’ont rapporté ainsi! 

 *   *   *

En y réfléchissant bien, il me semble que c’est à la même époque, vers 1963 ou 1964, que j’ai assisté, pour la première fois, à un spectacle avec une pièce de Ionesco. Encore une fois, d’une manière un peu particulière ! 

C’est Irina Nădejde Cazaban, l’épouse de l’acteur  mentionné précédemment, qui nous a proposé, Costin Cazaban, son fils, et moi-même, d’aller ensemble voir la pièce « Les Chaises », qui venait d’être mise en scène au  Théâtre Juif d’Etat (Teatrul Evreiesc de Stat – T.E.S.) de Bucarest. 

Ce théâtre existe officiellement depuis 1948. Mais, il est l’héritier d’une tradition théâtrale en langue yiddish qui existe en Roumanie depuis un siècle et demi.

Le spectacle étant présenté en langue yiddish – qui est parlée par les juifs ashkénazes de Roumanie – j’étais un peu inquiet, pour ce qui est de la compréhension du texte. Une fois dans la salle, j’ai été rassuré : à chaque fauteuil était attaché un casque, qui permettait d’entendre le texte « interprété » par une traductrice, en roumain. 

Donc, je peux affirmer que j’ai écouté pour la première fois une pièce de Ionesco en… roumano-yiddish ! 

A suivre…

 

                                         Adrian Irvin ROZEI

                                          Boulogne, mai 2020

 Service après vente (2)

Le 16/11/2020, le quotidien « Le Figaro » publiait l’encart suivant :

« La Cantatrice chauve » reste d’actualité, même en temps de pandémie !

 

Adrian Irvin ROZEI

La Bastide Vieille, novembre 2020 

One thought on “Je ne verrai pas de sitôt « La Cantatrice chauve » ! (I)

  1. Salut Adrian merci pour ce narratif toujours croustillant et plein de trésors cachés sur tes expériences vécues !
    A bientôt

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